Acte III

ACTE III

L’appartement des Diallo, rue de la Goutte d’Or. Un taudis. Une seule pièce, décor afro-oriental, palier côté jardin. Un journal sur la table.

Scène première

YAKOUBA – MOUSSA (Yakouba a une jambe plâtrée.)

MOUSSA

Tu as toujours mal à la jambe ?

YAKOUBA

Non, c’est passé. J’ai eu très mal quand elle s’est cassée, mais maintenant qu’elle est enfermée dans ce plâtre, elle se recolle lentement. Il me faut de la patience. Ce n’est plus la douleur qui est pénible, c’est l’immobilité. Il y a tant à faire, et je ne peux pas bouger. Heureusement, nous avons des amis qui nous aident : Valérie, ton institutrice, et son mari ; Aïcha, qui se donne tant de mal pour aider les enfants du quartier. Cette jeune fille a beaucoup de courage. Comme je l’admire !

MOUSSA

Mamadou est venu tout à l’heure apporter un peu à manger. Je l’aime bien, Mamadou.

YAKOUBA

Mamadou et Mohamed sont bien gentils eux aussi, ils ont un cœur plein d’amour pour nous aider. Malheureusement, ils font des choses pas très honnêtes. J’ai peur qu’en étant trop ami avec eux, tu te laisses entraîner dans leur trafic et qu’il t’arrive des ennuis.

MOUSSA

Mais pourquoi est-ce qu’il vend des fausses montres, Mamadou ?

 

 

YAKOUBA

Il aurait certainement préféré en vendre des vraies. Mais personne ne lui donne du travail. La peur de l’avenir nous pousse parfois à de mauvaises actions.

MOUSSA

Comment est-ce que c’est arrivé ?

YAKOUBA

Quoi ?

MOUSSA

Ton accident ?

YAKOUBA

Je te l’ai déjà expliqué : je suis tombée de la fenêtre. En voulant fermer les volets, j’ai glissé, et j’ai basculé de l’autre côté.

MOUSSA

Maman, tu ouvres et fermes les volets tous les jours. Pourquoi est-ce que cette fois-ci, tu es tombée dans la rue ? Tu aurais pu te tuer. Je n’ai déjà plus de papa.

YAKOUBA

Je me suis pris les pieds dans quelque chose.

MOUSSA

Ça ne s’est pas passé comme ça. D’ailleurs, à l’heure où c’est arrivé, on ne ferme pas les volets. Tu ne me dis pas la vérité parce que tu as peur que je m’inquiète. Tu sais, je n’ai plus peur maintenant. Depuis que les pieuvres sont venues me chercher à l’école et que madame Ozdenir m’a défendu, je suis devenu courageux.

YAKOUBA

C’est vrai. Je vais te dire la vérité. Quand les policiers sont venus te chercher, ils sont venus ici aussi. Alors, j’ai eu très peur. On ne réfléchit pas quand on a peur : j’ai sauté dans la rue. C’est vrai, j’aurais pu me tuer, le Bon Dieu m’a fait une grâce.

MOUSSA

Mais pourquoi ils en ont après nous, les pieuvres ? On n’a rien fait. On n’a rien volé, on ne met pas le feu aux voitures, on ne vend pas de fausses montres comme Mamadou, ni de faux médicaments comme Mohamed.

YAKOUBA

Notre premier crime, c’est d’être noirs. Ensuite, nous n’avons pas une maison décente, nous ne trouvons pas de travail, et surtout, nous n’avons pas de carte d’identité comme tous les Français en ont.

MOUSSA

En somme, nous sommes des étrangers. La France n’aime pas les étrangers.

YAKOUBA

La France n’a jamais été un paradis pour nous, mais depuis quelques mois, les dirigeants ont changé, cela devient de plus en plus difficile de vivre ici.

MOUSSA

On veut nous renvoyer au Mali ?

YAKOUBA

Oui.

MOUSSA

Ce sera dur pour moi, je ne connais que ce quartier ; mais toi, tu y es née, au Mali, Mamadou aussi. Il doit bien vous rester quelques amis là-bas.

YAKOUBA

Sans doute, mais au Mali aussi la vie est difficile. Les gens sont très pauvres. Et puis il y a le désert, le Sahara qui envahit le nord du pays. Chaque semaine, les dunes recouvrent des cases et des plantations. Les gens sont obligés d’aller habiter plus loin. Si les choses continuent ainsi, le Mali n’existera plus, mais les Maliens existeront toujours. Il faudra bien qu’ils aillent quelque part.

MOUSSA

Pas en France, puisque les Français ne veulent plus d’eux.

(Machinalement, Moussa a pris un morceau de peinture qui s’écaille d’un mur.)

YAKOUBA

Ne touche pas à ça, va te laver les mains. Je te l’ai déjà dit : il y a du plomb dans cette vieille peinture. Tu risques d’attraper des maladies.

MOUSSA

Oui, maman.

(Il va se laver les mains.)

YAKOUBA

De toute façon, les tuyaux aussi sont en plomb. Il y a du plomb dans l’eau du robinet et nous n’avons pas les moyens d’acheter de l’Évian. Il y a du plomb dans la soupe, du plomb dans le riz, du plomb dans le café et du plomb dans le foutou. Mourir du sida, mourir d’un coup de matraque, mourir défenestré ou mourir de saturnisme, il n’y a rien d’encourageant dans notre avenir.

(Valérie atteint le palier et frappe à la porte.)

La police !

MOUSSA

Les pieuvres !

 

 

Scène II

YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE

VALÉRIE

Yakouba, ouvre-moi, s’il te plaît, c’est Valérie.

(Moussa va ouvrir. Entre Valérie.)

MOUSSA

C’est ma maîtresse d’école.

VALÉRIE

Comment vas-tu, mon petit Moussa ? Est-ce que tu t’es remis de tes émotions ?

MOUSSA

J’essaie de ne plus y penser, mais j’y pense toujours. Mais vous-même, est-ce que ça va mieux ? Vous aviez reçu des coups.

VALÉRIE

Je me rétablis tout doucement, je prends des comprimés contre la douleur. Mais une agression laisse toujours des traces dans l’esprit.

MOUSSA

Ils vont revenir, n’est-ce pas ? Ils vont nous forcer à retourner au Mali, un pays qui ne va plus exister parce que le désert dévore les maisons.

VALÉRIE

Je ne sais pas, mon chéri. Il faut s’y préparer. C’est très beau l’Afrique, tu sais ? Et puis il y a des animaux qui vivent en liberté : des gazelles, des antilopes, des girafes.

MOUSSA

Des éléphants ?

VALÉRIE

Des éléphants aussi, et des zèbres, et des hippopotames.

 

 

MOUSSA

C’est chouette ! J’ai envie d’y aller, en Afrique.

VALÉRIE

Et toi, Yakouba ? Cette jambe ?

YAKOUBA

Parfois elle me fait encore mal. C’est l’os qui se remet en place. Et puis, dans trois semaines, on m’enlève ce maudit plâtre. Il me faudra encore deux bons mois de rééducation et je pourrais courir, moi aussi, comme une gazelle.

VALÉRIE

En attendant, j’espère que tu ne te prendras plus pour un écureuil volant.

YAKOUBA

Mais toi-même, Valérie, tu m’as l’air soucieuse.

VALÉRIE

Je voulais que tu sois la première à le savoir : Youssouf est parti.

YAKOUBA

Ils l’ont embarqué ?

VALÉRIE

Maintenant, il doit survoler la Roumanie. La police est arrivée de bon matin. À peine le temps de s’habiller, pas le temps de boire un café. Ils l’ont mis dans le panier à salade, comme un malfaiteur. Pourquoi nous ? Nous étions si heureux !

YAKOUBA

Que vas-tu faire maintenant ?

VALÉRIE

Me battre. Jusqu’à ce que mon mari revienne, qu’on lui donne le droit d’exister, qu’on nous accorde celui de nous aimer en paix.

 

 

YAKOUBA

Mais sur quels critères décident-ils de ceux qui doivent partir ou de ceux qui peuvent rester ?

VALÉRIE

À croire qu’ils le jouent aux dés !

YAKOUBA

Pourtant, Youssouf a fondé un foyer en France. Il a appris le français, il s’est intégré à votre culture.

VALÉRIE

Les juges ne comprennent pas qu’une femme cultivée comme moi ait pu épouser un maçon. Selon eux, c’est un mariage combiné pour lui permettre de séjourner en France. Mais j’ai le droit d’aimer un maçon. Est-il écrit dans la Constitution qu’une institutrice doive épouser un instituteur ? L’amour à des raisons qui échappent au raisonnement.

(Aïcha frappe à la porte.)

YAKOUBA

La police !

VALÉRIE

Les flics !

MOUSSA

Les pieuvres !

Scène III

YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – AÏCHA

AÏCHA

N’ayez pas peur, c’est moi, Aïcha.

(Moussa va ouvrir, entre Aïcha.)

Bonjour tout le monde. Bonjour, Valérie. Mais qu’est-ce qui ne va pas ? Tu as l’air triste.

 

 

VALÉRIE

Youssouf a été expulsé.

AÏCHA

Pauvre amie, je ne te laisserai pas tomber, j’irai voir le Juge.

VALÉRIE

Je te remercie, Aïcha. J’ai bien peur qu’il soit trop tard.

AÏCHA

Sois persuadée que je ferai tout mon possible pour t’aider. Je me battrai à tes côtés.

VALÉRIE

Tu es vraiment une bonne amie pour accepter de partager mes difficultés.

AÏCHA

Mohamed et Mamadou ne sont pas là ? Je devais les rencontrer ici.

YAKOUBA

Ils ne devraient pas tarder.

AÏCHA

J’ai tout de même une bonne nouvelle : Djamel et Rachid ont été libérés. Cela n’a pas été facile. Le nouveau commissaire divisionnaire est une vraie teigne ! Enfin ! Les garçons sont en liberté. Je leur ai soufflé deux mots dans les bronches. Je crois qu’ils ont compris. Mais ils ont besoin de quelqu’un de sérieux pour les soutenir au quotidien. Yakouba, je peux compter sur ta sagesse de mère pour m’aider à les recadrer.

YAKOUBA

Je te remercie pour ta confiance. Mais ma mission risque d’être courte. D’ici qu’on nous renvoie au Mali à coups de pied au derrière !

(Mohamed et Mamadou frappent à la porte.)

YAKOUBA

La police !

VALÉRIE

Les flics !

MOUSSA

Les pieuvres !

Scène IV

YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – AÏCHA – MAMADOU – MOHAMED

MOHAMED

‘Tain ! c’est nous !

MAMADOU

Laissez-nous entrer, les potes !

(Moussa va ouvrir, entrent Mamadou et Mohamed.)

YAKOUBA

Alors les garnements, où est-ce que vous êtes encore allé traîner ?

MOHAMED

Notre univers est toujours aussi limité, le métro, chez Tati, chez Mac Do.

YAKOUBA

Vous avez encore vendu de la drogue.

MOUSSA

Et des fausses montres.

MOHAMED

Pas tant que ça. Les affaires ne vont plus aussi bien.

MAMADOU

Et puis on est moins motivés, mon pote.

AÏCHA

Très bien, puisque nous sommes entrés dans le vif du sujet, je n’irai pas par trente-six voies. Je me bats comme une panthère à cause de vous, mais j’apprécierais un peu de collaboration de votre part.

MAMADOU

Quelle collaboration est-ce que tu attends de nous, ma jolie ? Une ristourne sur la marchandise ?

AÏCHA

Parlons-en de ta marchandise ! Je harcèle la police pour la convaincre que les jeunes du quartier sont de braves garçons, qu’ils ont seulement besoin qu’on les recadre et qu’on les écoute. Comment voulez-vous maintenant que je défende des gars comme vous ? Dès que j’ai le dos tourné, vous recommencez votre petit commerce.

MAMADOU

J’aimerais bien-t-y voir, Aïcha. Tu es payée tous les mois, mais nous on vit de montres de contrefaçon. Et puis ce n’est pas méchant, on aide les gens à réaliser leurs rêves. D’ailleurs, on ne fait pas beaucoup de bénéfice. Tout le monde rêve de se payer une montre Cartier, au prix où elles coûtent ! Et nous, on la leur offre ou presque, pour un tout petit billet de rien du tout, ils ont la même montre que les émirs de l’avenue Foch. Il n’y a que l’orthographe qui change un peu. Mais les gens, ils ne savent même plus lire, mon pote. Je suis sûr qu’ils écrivent tous un quartier d’orange avec un C.

AÏCHA

Ce n’est pas une raison. La police vous cherche partout. Et moi je passe mon temps à vous trouver des avocats, vous en aurez besoin. Je ne peux pas non plus vous protéger, j’essaie seulement de faire appel à votre raison, à votre conscience. Car vous en avez une. Elle est enfouie quelque part sous les sacs de cannabis.

MOHAMED

Aïcha a raison. J’aimerais bien arrêter tout ça. Avec les gros dinosaures qui contrôlent la drogue, nous finirons assassinés.

 

 

AÏCHA

Justement ! Savais-tu qu’assassin vint d’un mot arabe qui signifie « fumeur de haschich » ?

MOHAMED

Non.

AÏCHA

D’autre part, la police de l’arrondissement vient de s’équiper d’un nouveau divisionnaire. Le commissaire Mansinque, c’est un vieux caniche, mais Yssouvrez, c’est un pitbull. Tenez-vous à carreau, s’il vous plaît. Je n’ai jamais vu le père Fouettard apporter des cadeaux. Il fera tout son possible pour vous charger comme des Transall.

MOHAMED

‘Tain ! si on pouvait faire autre chose que vendre de la cochonnerie.

MAMADOU

C’est vrai, on en a une de conscience, et je ne sais pas pourquoi, elle me réveille de plus en plus souvent la nuit.

AÏCHA

Je ne pourrai pas vous empêcher d’aller en prison, toute dette envers la société doit être payée ; mais si vraiment vous faites preuve de contrition…

MOHAMED

Preuve de quoi ?

AÏCHA

Si vous regrettez vos erreurs, si vous renoncez à vos activités malhonnêtes, si vous me laissez vous aider en vue de votre réinsertion, je pourrais convaincre les juges que la méchanceté n’est pas enracinée en vous, que ce sont les tempêtes de la vie qui vous ont entraînés dans la délinquance, et que vous voulez lutter pour en sortir. La justice y sera sensible. Après une peine moins lourde, vous pourrez recommencer une nouvelle vie.

MOHAMED

‘Tain ! c’est vrai, Aïcha. J’en ai ras la marmite de cette vie-là.

MAMADOU

Moi aussi mon pote.

AÏCHA

J’en suis heureuse ! Au premier rond-point, tournez à droite, en route sur une voie nouvelle, celle de la réussite. Vous en êtes capables, les gars, j’ai confiance en vous.

MOHAMED

Tu sais depuis quand ?

AÏCHA

Non !

MOHAMED

Depuis que nous avons rencontré cette fille zarbi.

MAMADOU

Oui ! Cette meuf de ouf ! La fille qui… qui… Moi c’est pareil mon pote.

AÏCHA

De quelle fille parlez-vous ?

MOHAMED

Une fille qui chantait un drôle de rap.

MAMADOU

Ouais mon pote ! Ça parlait d’un mec qui creusait la terre avec une bêche.

MOHAMED

‘Tain ! Elle voyait des girafes dans le métro.

MAMADOU

Je lui ai refilé une de mes tocantes, mon pote.

 

 

MOHAMED

Elle a cru que c’était un cadeau. Pas très futée !

MAMADOU

Elle peut-être pas très futée, mais moi pas du tout sympas. Elle a eu des histoires avec les keufs, mon pote.

MOHAMED

Ils l’ont expulsé en Syldavie.

MAMADOU

Bordurie.

MOHAMED

Qu’importe. Elle n’est plus là. Elle me manque. Ça fait un grand trou dans ma vie.

MOHAMED

Dans la mienne aussi, mon pote.

MAMADOU

Elle s’appelait comment déjà ?

MOHAMED

Sonia.

MAMADOU

Non, pas Sonia. Sandra. Non, Lynda. C’est ça, Lynda.

MOHAMED

‘Tain ! Tu crois qu’on la reverra un jour ?

MAMADOU

Ça m’étonnerait, mon pote. C’est une indésirable de la République. Une racaille cataloguée. Comme nous, du reste.

MOHAMED

En tout cas, elle nous a marqués. Ce n’était pas une fille comme les autres. Elle ne doit pas venir de la même planète. Cette rencontre a changé quelque chose en nous, elle nous a donné un peu de lumière dans le cœur, une semence d’espoir.

MAMADOU

Ça c’est bien vrai mon pote.

MOHAMED

Je n’ai même pas lu le journal, moi.

(Il prend le journal sur la table.)

« Le couronnement de la reine de Syldurie. »

MAMADOU

Rien à cirer de la Pennsylvanie, mon pote ! Et en France, quoi de nouveau ?

MOHAMED

En France ? Toujours le même souk. La banlieue flambe, le métro est en grève, et le Président va s’adresser aux Français sur TF1.

MAMADOU

Alors, il ne s’adressera pas à nous, mon pote.

MOHAMED

 ‘Tain ! Regarde ça !

MAMADOU

Quoi ?

MOHAMED

La nouvelle reine de Bosnie.

MAMADOU

Eh bien quoi ?

MOHAMED

Regarde sa tête !

MAMADOU

Incroyable, cette ressemblance !

MOHAMED

C’est le sosie de Lynda.

AÏCHA

Je peux jeter un coup d’œil ?

MAMADOU

Bien sûr.

AÏCHA

C’est une très belle jeune fille.

MAMADOU

Tu comprends qu’elle nous ait fait craquer.

MOHAMED

Lynda, où la reine de Carélie ?

AÏCHA

Pourquoi pas les deux ?

MAMADOU

Tu rigoles ?

AÏCHA

Cette Lynda qui vous fait tant tourner la tête est repartie pour la Syldurie, autant que je sache.

MOHAMED

Alors là, ma pauvre Aïcha, c’est n’importe quoi !

MAMADOU

Pas la peine d’avoir un bac plus trois péniches, mon pote.

(Fabien et Fabienne paraissent sur le palier.)

Scène V

YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – AÏCHA – MAMADOU – MOHAMED – FABIEN – FABIENNE

FABIEN

Voyons, Diallo. Ça m’a l’air d’être ici.

FABIENNE

Bien sûr que c’est ici. Sinon ce serait écrit Escartefigue.

FABIEN

Alors dans ce cas, il va falloir y aller.

FABIENNE

Tu es sûr que tu vas bien, toi ? Je te sens hypomotivé.

FABIEN

Non, ça ne va pas bien. Je la sens mal, cette arrestation.

FABIENNE

Un enfant de huit ans et une femme éclopée ! Nous sommes deux. Tu veux que j’appelle le G.I.G.N. en renfort ?

FABIEN

Arrête de me charrier ! Je t’assure qu’en ce moment, je traverse une crise. Je ne sais même pas ce que je fais dans cet uniforme.

FABIENNE

Va voir la psychologue. En attendant, on passe à l’action.

FABIEN

Police, ouvrez.

FABIENNE

Si tu la joues à la Doc Gynéco, ils ne vont jamais t’ouvrir. Police, ouvrez.

MOHAMED

Les keufs !

YAKOUBA

La police !

VALÉRIE

Les flics !

MOUSSA

Les pieuvres !

MOHAMED

Cassons-nous !

MAMADOU

Pour aller où ?

MOHAMED

Par la fenêtre.

AÏCHA

Ne faites pas les imbéciles ! Souvenez-vous de ce que je vous ai dit.

 

 

MOHAMED

Mais les keufs, ils sont là, derrière la porte !

AÏCHA

Eh bien, va leur ouvrir, et fais-leur une belle risette.

MOHAMED

On saute.

AÏCHA

Vous allez vous casser une jambe.

MOHAMED

Est-ce que ça fait plus mal qu’un coup de matraque ?

YAKOUBA

Ça fait très mal.

FABIENNE

Police, ouvrez.

AÏCHA

Alors, Mamadou, qu’est-ce que tu attends ? Va ouvrir à ces charmants policiers.

MAMADOU

Pour la risette, je ne te promets rien.

(Mamadou va ouvrir avec un sourire niais. Fabien, surpris, sursaute.)

FABIEN

Ah ! Papadou ! Mamadur !

VALÉRIE

Revoilà notre percussionniste virtuose. Le climat devient malsain, dans la région.

FABIENNE

Mamadou Djembé ! Mais quelle bonne surprise ! Depuis le temps qu’on te cherche partout ! Et ton copain Mohamed est là aussi. C’est merveilleux. Je n’en espérais pas tant. Mes menottes et ma matraque commençaient à s’ennuyer. Elles manquaient d’exercice.

 

 

MOHAMED

Tapez pas ! Tapez pas ! On se rend.

FABIENNE

Voilà trop longtemps que j’avais envie de vous casser la figure, à tous les deux.

AÏCHA

Arrête, Fabienne. Je leur ai parlé. Ils ne vont pas résister. Si vous n’étiez pas arrivés, ils seraient eux-mêmes allés se rendre. Ils veulent saisir leur seconde chance. Ne va pas gâcher tout cela par des violences policières injustifiées.

FABIENNE

C’est vrai, ça ?

MOHAMED

Oh ! Oui ! ‘Tain ! promis, juré !

FABIENNE

Nous avons des ordres, Yssouvrez nous a demandé de les tabasser un petit peu, pour la forme.

AÏCHA

Si tu frappes, fais tout de suite une croix sur notre amitié, en rouge avec un gros pinceau.

FABIENNE

Vous pouvez remercier Mademoiselle Belkadri.

FABIEN

En tout cas c’est un jour de chance, nous étions simplement venus pour deux petits lapins et nous rapportons deux gros sangliers. Le pitbull enragé sera content.

FABIENNE

Peut-être même qu’il en oubliera le conseil de discipline qui me pend au nez.

FABIEN

Ne rêve pas trop.

(Olivier frappe à la porte.)

MOHAMED

Les keufs !

YAKOUBA

La police !

VALÉRIE

Les flics !

MOUSSA

Les pieuvres !

MAMADOU

Mais non ! Ils sont déjà là, mon pote !

Scène VI

YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – AÏCHA – MAMADOU – MOHAMED – FABIEN – FABIENNE – OLIVIER

YAKOUBA

Qui est-ce ?

OLIVIER

C’est le facteur.

YAKOUBA

Ah ! Olivier ! Mais entrez, mon petit.

(Entre Olivier.)

OLIVIER

Alors madame Diallo ! Et cette jambe ?

YAKOUBA

Ma foi, mon petit, ça se recolle comme ça peut.

OLIVIER

Et tout ça à cause de ces fumiers de fli… (apercevant Fabien et Fabienne) de… de… Enfin ! Nous vivons une drôle d’époque. Figurez-vous que Johnny Hallyday veut se planquer en Suisse pour payer moins d’impôts. Je vous le dis, c’est la fuite des cerveaux.

 

 

YAKOUBA

Ils veulent l’empêcher de sortir, et nous, on veut nous forcer à sortir.

OLIVIER

Ne vous laissez pas faire ! Faites comme moi, rejoignez la Ligue Révolutionnaire Marxiste Trotskiste Léniniste Staliniste pour la Défense du Prolétariat et la Lutte Contre le Capitalisme : L.R.M.T.L.S.D.P.L.C.C.

YAKOUBA

Olivier, il est grave ! À part ça, vous avez du courrier ?

OLIVIER

Ah ! Mais oui ! Un colis qui n’entre pas dans la boîte. Enfin, cette chose en fer blanc que l’on ose appeler une boîte aux lettres. Alors, je suis monté.

YAKOUBA

Ça c’est sympa, Olivier. Les autres, ils n’ont pas ce courage.

OLIVIER

C’est pour vous deux. Je sais que l’on peut vous trouver ici.

(Il donne à Mohamed et à Mamadou un colis semblable à celui qu’a reçu Fabien.)

MOHAMED (lisant l’adresse)

« Mohamed et Mamadou, station de métro Barbès-Rochechouart, Paris, France. » Il est vraiment trop fort, notre facteur : un autre, il n’aurait pas trouvé.

OLIVIER

Je suis un bon facteur, je peux faire entrer un cheval dans une boîte d’allumettes sans déformer ni la boîte ni le cheval. Pas comme d’aucuns. S’il fallait introduire un ticket de métro dans un wagon de marchandises, ils trouveraient le moyen de le faire dépasser.

Bien ! Moi, je m’en vais, ma sacoche est encore lourde. Bonne journée.

YAKOUBA

À vous aussi.

(Olivier sort.)

Scène VII

YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – AÏCHA – MAMADOU – MOHAMED – FABIEN – FABIENNE

FABIENNE

Bien ! Reprenons.

MOHAMED

Est-ce qu’on peut lire le courrier, avant l’excursion en panier à salade ?

FABIENNE

Mais je vous en prie, nous avons le temps.

MAMADOU

D’où est-ce que ça vient ?

MOHAMED

 ‘Tain ! Qu’est-ce que c’est que ces timbres ?

MAMADOU

Il y a des lettres à l’envers, mon pote.

FABIEN

Cela vient de Syldurie.

MOHAMED

Comment vous savez ça, vous ?

FABIEN

Nous sommes de superpieuvres, comme le lieutenant Columbo.

MOHAMED

Là, vous m’épatez !

FABIEN

Non seulement je sais d’où vient ce colis, mais je sais ce qu’il contient.

MOHAMED

‘Tain ! vous me fichez la trouille maintenant.

MAMADOU

Arrête, mon pote. C’est sûrement une bombe.

FABIEN

Pire que ça !

FABIENNE

Ouvre-le !

MOHAMED

Mais si ça explose ?

FABIENNE

Si ça explose : plus de flics, plus de voyous. Rendez-vous en enfer !

(Mohamed ouvre le colis avec d’infinies précautions.)

MAMADOU

Un bouquin !

MOHAMED

‘Tain ! Même pas d’images !

MAMADOU

Mais qui est-ce qui nous envoie ça ?

FABIEN

Il y a aussi une lettre, lisez-la.

MAMADOU

Lynda !

MOHAMED

Qui ça ? Lynda ? La Lynda ? Notre Lynda ?

MAMADOU

Moi qui pensais qu’elle nous avait oubliés !

MOHAMED

« Cher Mohamed, cher Mamadou,

Depuis notre fameuse rencontre sur ce quai de métro, et mon départ de Paris tant soit peu précipité, je n’ai cessé de penser à vous. Je viens de vivre une expérience extraordinaire. C’est une aventure beaucoup plus importante dans ma vie que celle dont parlent tous les journaux, lesquels me comparent à Cendrillon, et qui sais-je encore… »

MAMADOU

Quel rapport entre Lynda et Cendrillon ?

MOHAMED

Passe-moi le journal. ‘Tain ! Mais c’est elle ! Je te dis, c’est elle !

MAMADOU

C’est elle quoi ?

MOHAMED

La reine de Slov… Birmanie. C’est elle, c’est Lynda.

MAMADOU

La nôtre ?

MOHAMED

La vraie.

AÏCHA

Alors ? Qu’est-ce que je vous avais dit ? Vous m’avez prise pour une gourde.

MOHAMED

Tu le savais, Aïcha ?

AÏCHA

Je le savais.

FABIEN

Continue. Qu’est-ce qu’elle nous dit, Sa Majesté Lynda Première ?

MOHAMED

« … Cendrillon et qui sais-je encore. J’ai rencontré celui qui m’a donné une vie nouvelle. Je vous encourage à le rencontrer, vous aussi, car vos vies, tout comme la mienne, ont besoin d’être changées. Prenez un peu de temps pour lire sa parole. Je vous recommande la lecture à partir de Jean 3.16, car c’est dans ce verset que se résume tout son message… »

MAMADOU

Jean Troisseize ! Tu connais ce gars-là mon pote ?

MOHAMED

Jamais entendu parler.

FABIENNE

Alors ! Ouvre-le, ce livre. Ta culture va monter d’un cran ou deux.

FABIEN

En parlant de culture, savez-vous, Mademoiselle Belkadri, que j’ai commencé à lire le Coran ?

FABIENNE

Tu lis le Coran, toi ?

FABIEN

Je lis la Bible et je lis le Coran.

FABIENNE

Tu ne finiras jamais de m’étonner ! Fais un nœud à ton estomac, c’est bientôt le ramadan.

FABIEN

Je n’ai pas le projet de me convertir à une religion ou à l’autre. Simplement, je travaille au milieu de musulmans et j’ai réalisé que la meilleure façon de les comprendre, c’est encore de connaître un peu leur Livre.

AÏCHA

Vous avez raison, Fabien. La méconnaissance de la culture de l’autre est source de nombreux conflits. Moi-même, en ce moment, je lis Voltaire. Cela devrait m’aider à comprendre la pensée française qui est si complexe. J’ai aussi essayé de lire Titeuf pour être en phase avec la culture des jeunes, mais j’ai bien vite décroché. Littérature du siècle des Lumières, littérature du siècle des ténèbres !

FABIEN

Alors, Mohamed, où en es-tu dans ton expérience littéraire ?

MOHAMED

C’est un gros livre. Vous avez vu toutes ces pages ? Il y en a plus de mille ! Et c’est écrit tout petit.

MAMADOU

T’en as pour la vie à lire tout ça mon pote.

FABIEN

Il paraît que celui qui commence ne peut plus s’arrêter.

MAMADOU

Alors, il vaut mieux ne pas commencer.

MOHAMED

Voyons le titre : « Parole de vie – La Bible en français fondamental ».

MAMADOU

Ça veut dire quoi ? Fondamental ?

FABIEN

Ça veut dire que c’est traduit dans un français que tout le monde peut comprendre, même les illettrés comme vous, qui écrivent « nique ta mère » comme celle de Charles Trenet.

MAMADOU

Toi et moi on est des Français fondamentals, mon pote.

FABIEN

Fondamentaux.

MOHAMED

Alors là-dedans, il faut qu’on trouve Jean Troisseize.

MAMADOU

Il doit bien y avoir une table des matières.

MOHAMED

Oui. La voilà. « Esaïe, Jérémie, Lamentation de Jérémie… » Mais je ne le trouve pas, ce mec.

MAMADOU

Cherche dans les T.

 

 

MOHAMED

Ce n’est même pas dans l’ordre alphabétique !

FABIEN

Vous êtes perdus, les gars. Je vais vous guider un peu. Vous avez deux grandes sections : l’Ancien et le Nouveau Testament. Vous voyez le Nouveau ?

MOHAMED

Oui.

FABIEN

Il commence par les quatre Évangiles : Matthieu, Marc, Luc et Jean. Jean, c’est celui qui nous intéresse.

MOHAMED

Page 1183.

FABIEN

Bien ! Vous y êtes ? Vous avez des chiffres pour vous repérer. Les gros chiffres, ce sont les numéros de chapitres, les petits chiffres ceux des versets. Vous cherchez, dans l’Évangile de Jean, le chapitre trois, et le verset seize.

MOHAMED

‘Tain ! Troisseize, je croyais que c’était le nom du mec, en langage S.M.S.

MAMADOU

Moi aussi mon pote.

FABIEN

Alors ?

MOHAMED

« Oui, Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. Ainsi, tous ceux qui croient en lui ne se perdront pas loin de Dieu, mais ils vivront avec lui pour toujours. »

AÏCHA

Son fils unique ! Où Dieu a-t-il donc trouvé une femme pour avoir un fils unique ?

FABIEN

Vous dites, Aïcha ?

AÏCHA

Non, rien. Si l’Évangile peut aider ces jeunes à trouver la paix, après tout, c’est très bien.

FABIEN

Et qu’est-ce que vous en pensez ?

MOHAMED

Je n’en pense rien du tout. Je n’ai rien compris.

MAMADOU

Moi non plus, mon pote.

AÏCHA

Jésus a dit de très belles choses. Il est salutaire de les mettre en pratique. Mais enfin ! Ce n’est pas le fils de Dieu. C’est un prophète. Il peut sans doute vous aider à devenir meilleurs, mais vous donner la vie éternelle, ça non ! Il n’y a qu’Allah, s’il veut bien prendre pitié de nous.

MAMADOU

Et le keuf, qu’est-ce qu’il en pense ?

FABIEN

Il y a des choses vraiment encourageantes dans ce livre. Savez-vous ce que Jésus a dit à un brigand, condamné à mort, qui vivait ses dernières minutes ?

MOHAMED

Non.

FABIEN

Il a dit : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. »[1]

 

 

MOHAMED

Depuis que je sais marcher, on n’arrête pas de me dire que j’ai le diable au corps et que je finirai en enfer.

MAMADOU

Ça veut dire que nous aussi on a une chance.

FABIENNE

On aurait envie d’y croire.

MOHAMED

Lynda y a cru. Elle est convaincue qu’elle bénéficie d’une vie nouvelle, autant dans ce monde terrestre que dans l’au-delà.

VALÉRIE

Tout cela est bien joli, mais tout de même, qu’est-ce qui vous prouve que c’est Dieu lui-même qui a écrit la Bible ?

FABIEN

Il ne l’a pas écrite lui-même, mais il l’a communiquée aux Prophètes et aux Apôtres.

VALÉRIE

Mais cela ne prouve rien. N’importe quel philosophe en manque de disciples aurait pu écrire tout cela de son propre chef et, pour se faire une bonne publicité, raconter que c’est Dieu qui l’a inspiré. On était crédule en ces temps-là.

FABIEN

Oui, c’est vrai. Cela ne prouve rien.

(Le téléphone de service de Fabien sonne.)

Allo ! Dufour, j’écoute… Où ça ?… Immédiatement ?… C’est urgent ?… Ici aussi c’est urgent… Nous sommes sur le point d’arrêter Djembé et son complice... Ce n’est pas urgent ?… Il faudrait savoir !… Qu’est-ce qui se passe ?… Les étudiants ?… Ils vous lancent des pavés ?… Ça vous rappelle votre jeunesse ?… Et les C.R.S. ? Qu’est-ce qu’ils fabriquent, les C.R.S. ?… En grève ?… Ils vous lancent des pavés aussi ?… Bon… Le temps d’aller chercher nos casques lourds, et on arrive.

FABIENNE

C’est reparti comme en 40 !

FABIEN

Non, comme en 68.

MOHAMED

Et nous ?

FABIEN

Vous, vous avez de la chance, on n’a même pas le temps de vous cueillir. Mais nous allons revenir avec les copains, alors un bon conseil : Allez-vous planquer n’importe où dans Paris, qu’on ne vous retrouve pas.

FABIENNE

Mais tu es malade ? Pourquoi tu leur dis ça ?

FABIEN

Moi ? Je… Je n’en sais rien. Finalement je les aime bien ces petits gars. Nous avons des valeurs communes.

MAMADOU

On va suivre ton conseil, mon pote.

FABIEN

Allez ma petite Fabienne, viens te faire cabosser ton joli minois.

 

[1] Luc 23.43

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