XII. Dérapage

Du salon où elle était assise, un livre sur les genoux, Hélèna entendait, à travers la cloison, le ton de la conversation monter, elle craignait même que les protagonistes, dans la fougue de leur dispute, en viennent à échanger des coups. Mais elle décida de ne pas intervenir, interrompant sa lecture, elle se mit à prier à voix basse pour que son mari revienne à la raison.

Resté seul dans son bureau, Périklès priait, lui aussi, remerciant la prophétesse de lui avoir donné le courage et la force de tenir tête à la reine impie.

Le dimanche arriva. Les fidèles remplissaient progres-sivement la salle, sans bruit et sans discussion. Lynda et sa famille s’installèrent, selon leur habitude, dans les premiers rangs, à gauche.

Le culte commença. Sur un auditoire avoisinant généralement les mille personnes, une centaine manquait.

Quand Périklès prit place au pupitre, les gorges se nouèrent. Allait-il tenir le discours de la semaine dernière, ou bien, allait-il, au contraire, demander humblement pardon pour l’hérésie qu’il avait défendue ?

« Le Christ est venu commencer une œuvre de rédemption, Samantha Low est venue l’achever en détruisant Satan et en vous offrant la prospérité. Si certains parmi vous n’ont pas encore compris qu’elle est la lumière qui chasse les ténèbres de ce monde, ils peuvent encore se décider maintenant. Entrez pendant que la porte de son royaume est ouverte. Bientôt il sera trop tard. C’est elle qui décide quel jour elle fermera cette porte. Peut-être demain. Quand elle sera verrouillée, vous pourrez tambouriner autant que vous voudrez, elle n’ouvrira pas. Vous serez condamnés à passer l’éternité dans la misère et la nuit. »

Le prédicateur reproduisait mot à mot le message qu’il avait entendu à Heidelberg, et qui l’avait alors indigné. Il avait avancé d’un degré dans la provocation, mais personne ne semblait protester. La plupart des assistants écoutaient et regardaient l’orateur avec autant de respect que si le Christ lui-même, debout sur l’estrade, leur annonçait la Bonne Nouvelle.

« Le Christ vous a ainsi enseigné : “Si quelqu’un vous frappe la joue droite, tendez la joue gauche.’’, Mais la prophétesse vous dit : n’attendez pas qu’on vous frappe : frappez. Vous êtes des rois et des reines. Personne n’a le droit de vous offenser. Jésus a été appelé Agneau de Dieu et Lion de Juda. Mais vous êtes plus grands que Jésus-Christ, vous êtes les disciples de Samantha Low. Samantha n’aime pas les agneaux, elle n’aime que les lions. »

Lynda était-elle la seule à avoir échappé au pouvoir hypnotique de la prophétesse et de son apôtre ? Elle se leva et dit à haute voix, pointant Périklès du doigt.

« Je ne suis pas une disciple de Samantha Low, mais je vais mettre sa doctrine en pratique si tu ne te tais pas.

– Lynda ! Arrête ! » chuchota son mari.

Personne ne remarqua son intervention ; pas même Périklès.

« Après tout, il a raison, pensait-elle. D’après les Écritures, seul Jésus-Christ pouvait cumuler les fonctions de roi et de sacrificateur. Nous réglerons cela en terre profane. »

L’apôtre stimulait son auditoire avec enthousiasme et persuasion.

« Ne vous privez pas de la grâce divine. Entrez par la porte avant qu’elle se referme. Si vous reconnaissez Samantha Low comme la prophétesse des derniers temps, levez-vous et approchez-vous, afin que je vous communique l’Esprit qu’elle m’a donné. »

Une ruche s’agglutina au pied de l’estrade, se prolongeant dans l’allée centrale, seul un tiers de l’assemblée, soit environ trois cents personnes, si nous comptons bien, était restée à leur place.

« Tenez-vous par la main, afin que l’Esprit se transmette à chacun de vous, » dit Périklès.

Éva et Mamadou se levèrent pour rejoindre le groupe :

« Ah ! Non ! Pas vous deux ! Revenez ! »

Périklès posa une main sur la tête de chacune des deux personnes les plus proches de lui, et commença une prière.

Il criait des syllabes incompréhensibles. L’un après l’autre, les maillons de la chaîne humaine étaient contaminés par cette anarchie verbale, ils se mirent à rire, sauter, danser, bousculant les chaises et menant grand tapage.

« Mais qu’est-ce que c’est que ce cirque ? se disait Lynda. Et Félix ? Qu’est-ce qu’il en pense de tout cela ? »

À son grand soulagement, Félix Houareau n’avait pas quitté son siège. Il tenait la tête dans ses mains dans une attitude de prière silencieuse.

L’agitation se calma progressivement. Le prédicateur fit entonner un chant de pur style californien pour un atterrissage en douceur. Puis il reprit la parole :

« Avant de terminer notre célébration, nous allons tous glorifier Dieu par le moyen de nos libéralités. Les corbeilles circuleront dans les rangs, comme d’habitude, mais attention ! Je vais ajouter une nouveauté. À partir de maintenant, je ne veux plus de chèque, ni de billet, inférieur à mille couronnes. Dieu résiste aux pingres, mais il fait grâce aux généreux. »

Cette fois, Lynda n’en pouvait plus :

« Alors là, c’est le comble ! Après la félonie, la simonie ! »

Le culte s’était achevé une heure plus tard que de coutume. La plupart de ceux qui ne s’étaient pas levés à l’appel s’étaient retirés, répondant à l’appel de leur estomac. Le pasteur se plaça à la sortie afin de saluer chacune de ses ouailles. Chacun lui serrait chaleureusement les mains et le félicitait. Lui aussi se félicitait. Samantha n’avait pas manqué à sa promesse.

Quand Lynda parvint face à lui, il lui tendit la main, mais celle-ci le salua par une paire de gifles retentissantes.

« Tu as de la chance, Périklès, je suis dans un bon jour, sinon c’était un coup de boule ! »

Hélèna avait vu l’incident de loin. Quand tous furent partis, elle alla se blottir dans les bras de son mari.

« Pardonne-moi, mon chéri ! Pardonne-moi mon insou-mission et mon incrédulité. Samantha Low est vraiment la prophétesse, et tu es son apôtre. »

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