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VI. Araignée de lumière

Périklès, pardon, l’apôtre Périklès, ne trouva le sommeil qu’au lever du jour. Il quitta le lit vers dix heures et demie, ce qui ne lui est pas coutumier, même en vacances. Il décida donc de partir en milieu d’après-midi.

Après le Frühstück, il se cala dans un fauteuil et commença la lecture de quelques chapitres de sa Bible d’étude. Soudain, les lettres et les mots se brouillèrent. Il se frotta les yeux, il ferma un œil, puis l’autre : c’était l’œil droit qui voyait trouble.

« C’est le contrecoup des émotions d’hier, se dit-il, je vais m’allonger dix minutes, et ça va passer. »

Il alla se reposer, puis se releva. Rien n’avait changé. Il lui semblait avoir devant l’œil droit un cache brillant en forme de K majuscule qui lui brouillait la vue. Ce n’était pas le moment de prendre la route. Il reporta son voyage au lendemain. Vers le soir, il retrouva progressivement sa vision normale.

 

Il ne quitta son hôtel que le jour suivant, et c’est avec le cœur un peu serré qu’il engagea sa Zastava sur l’autoroute. Heidelberg est une ville très agréable et il aurait bien aimé prolonger son séjour, du moins revoir une dernière fois le chemin des Philosophes. Mais il devait obéir à la prophétesse, qui n’était pas un monument à la gloire de la patience, et il avait pris suffisamment de retard. Il décida néanmoins de poursuivre son plaisir par un détour à travers la vallée de l’Enz. Mais tandis qu’il découvrait les charmes de la Forêt-Noire sous la pluie, car il pleut tous les jours en Forêt-Noire, sa vue se brouilla de nouveau.

Il poussa prudemment la conduite jusqu’à Enzklösterle, prit une Fremdenzimmer et attendit la fin de cette nouvelle crise.

Malgré l’état préoccupant de sa vue, il voulut s’offrir un dernier petit Wandern dans les montagnes, et, masquant son œil invalide au moyen d’un foulard, il gravit des chemins bordés de pins noirs, armé d’un bloc et d’un crayon, marchant pour son plus grand plaisir sur les traces de Hans Thoma.

Mais le lendemain, sa situation s’était plutôt aggravée : non seulement il voyait toujours aussi mal, mais le blanc de son œil était injecté de sang et la lumière lui procurait des sensations douloureuses.

Abandonnant sa voiture, il prit le car jusqu’à Pforzheim et se rendit à l’hôpital. L’ophtalmologue lui fit regarder à travers toutes sortes d’appareils inquiétants et conclut enfin :

« Votre tension oculaire est normale, ce qui est déjà rassurant. Une veine s’est bouchée au niveau de la rétine, ce qui a provoqué l’éclatement de plusieurs petits vaisseaux. Vous devrez passer une angioscopie. Prenez rendez-vous pour jeudi.

– Pas avant ?

– Non, pas avant, le service ne fonctionne qu’une fois par semaine, le jeudi.

– Mais je dois retourner dans mon pays.

– Pas question de conduire, hein ! Vous prendrez le train ou l’avion. Je vous fais une ordonnance, sitôt arrivé, vous prenez rendez-vous, avant que cela s’aggrave. »

Périklès réserva une nouvelle nuit d’hôtel. Il appela son assurance internationale qui prit en charge le rapatriement de son véhicule et son billet de chemin de fer. Dans cette attente, il dut se résigner à jouer les touristes.

Située à l’extrême nord de la Forêt-Noire, au confluent de l’Enz, de la Würm et de la Nagold, Pforzheim est le Besançon allemand, capitale incontestée de l’horlogerie et de la joaillerie. Contrairement à Heidelberg, Tübingen ou Rothenburg, la ville a été reconstruite après les bombarde-ments et n’offre qu’un pauvre patrimoine architectural. Une élégante sculpture figurant trois jeunes filles en pleine course symbolise les trois rivières qui la baignent.

Périklès s’ennuyait. Il pouvait lire en se masquant l’œil droit, mais ce n’était pas facile à vivre.

Le deuxième soir, son téléphone portable le tira de sa somnolence.

« Périklès ? C’est Samantha. J’ai appelé chez toi, je suis tombée sur ta femme, elle m’a envoyée promener. Tu devrais déjà être rentré. Où est-ce que tu es ?

– À Pforzheim.

– À Pforzheim ! Et qu’est-ce que tu fabriques à Pforzheim ? Des pendules ? Cinq jours pour parcourir cent kilomètres. Moi, si je descends à Pforzheim, j’en ai pour une demi-heure, et je t’applique la méthode Néhémie. Tu ne vas pas longtemps me prendre pour une gourde. C’est moi qui te le dis ! Néhémie, il ne se gênait pas pour cogner sur ses ouailles. Ça va être ta fête, je le sens.

– Samantha… Je suis malade.

– Ça c’est le bouquet ! Il est malade, le pauvre chéri ! Alors que je viens de te transmettre les neuf dons de l’Esprit, y comprit celui d’opérer des miracles. Et je te signale qu’Horace a fait virer 500 000 euros sur ton compte à titre de prime d’installation. Alors, tu vas me faire le plaisir de mettre ta caisse yougoslave à la casse et d’acheter une vraie voiture pour rentrer en Syldurie. Pas en dessous de 100 000, et avec les 400 000 qui vont rester, achète-toi une maison digne de la grande prophétesse dont tu es le serviteur et l’apôtre.

– À quoi me servirait d’acheter une voiture ? Je ne peux pas conduire. Je ne vois plus clair.

– Embauche un chauffeur. Et remue-toi un peu ! À moins que tu ne veuilles redevenir un cureton minable, qui fait ses visites pastorales en Zastava et qui écrit son sermon du dimanche avec un “Bic’’ ».

Elle prononçait le mot « Bic » à l’anglaise, avec un profond mépris dans la voix. C’est pourtant bien pratique, un « Bic ». Je me souviens avec nostalgie du temps de ma jeunesse où l’on nous autorisa enfin à utiliser ces outils à la place des plumes La Gauloise qui faisaient des pâtés partout. Leur tube hexagonal était alors percé d’un trou d’un millimètre de diamètre qui permettait à la pression atmosphérique de s’exercer sur la colonne d’encre, assurant ainsi une écriture régulière. Les Bic de la nouvelle génération n’ont plus de petit trou. Il n’y a donc plus de pression atmosphérique à l’intérieur du stylo. Dès la troisième ligne, l’écriture commence à pâlir ; au bout d’une demi-page, il faut jeter le stylo et en prendre un autre. J’aimerais bien connaître les avantages de cette nouvelle technologie.

Ce que je viens d’écrire s’appelle une digression, dont Balzac était coutumier.

Périklès parvint enfin à Arklow.

Il était temps, car son œil devenait de plus en plus douloureux et les analgésiques traditionnels ne suffisaient plus à le calmer. Le K qui lui troublait la vue avait désormais revêtu l’apparence d’une grande araignée lumineuse.

Au matin, Hélèna le conduisit à l’hôpital. Une jeune interne lui fit subir les mêmes examens qu’à Pforzheim.

« Quarante-quatre… murmura-t-elle, c’est beaucoup trop… »

Puis, libérant le patient de tous les appareils qui l’entouraient :

« Je vais vous prier de patienter quelques instants, Monsieur Andropoulos, je dois voir votre cas avec le professeur. »

« Cela ne promet rien de bon, » pensait Périklès.

Au bout de quelques minutes, le professeur apparut et lui expliqua sa situation en termes posés : son œil présentait maintenant un glaucome aigu qu’il n’était plus possible de soigner. Il devrait subir une opération qui n’aurait pour but que de normaliser la tension oculaire en tuant totalement la rétine.

Notre ami subit une opération et perdit totalement la vue de l’œil droit. La douzaine de gouttes qu’il devait journellement recevoir l’abrutissaient totalement. Il ne fit que dormir les premiers jours. Il était incapable de lire ou d’écrire, cela lui fatiguait trop la vue. Il avait perdu toute notion de relief et d’équilibre, incapable de se déplacer à pied, encore moins à bicyclette. Quand il se servait un verre d’eau, il en versait la moitié à côté. Quand il buvait, sa tasse devenait ovale. Quand il fermait les yeux, une sorte de kaléidoscope monochrome évoluait devant lui.

« Très joli, pensait-il, à condition d’aimer l’art contem-porain. »

Il s’inquiétait aussi au sujet de son nouveau ministère :

« Je commence ma carrière par au moins deux mois de congé maladie. La patronne va me virer, c’est sûr. »

Mais Samantha, ayant pris conscience du sérieux de son état de santé, se montrait plus compréhensive. Elle appelait régulièrement pour prendre de ses nouvelles, lui conseillant de prendre du repos et d’attendre tout le temps nécessaire avant de se mettre au travail. Félix s’était très bien intégré dans son rôle de suppléant. Tous ses paroissiens étaient aux petits soins pour lui. Lynda, oubliant la mission pour laquelle elle l’avait envoyé en Allemagne, le visitait régulièrement.

L’amblyopie de Périklès était irréversible. Cependant, son cerveau devait apprendre progressivement à compter sur un seul œil.

Dans l’incapacité de lire et d’écrire, il lui restait la pensée, des idées et des rimes se fixaient dans son esprit. Quant au bout d’un mois, son œil valide l’autorisait enfin à l’écriture, il composa ce poème :

Araignée de lumière
Quand se ferment mes yeux
Glissent sous mes paupières
D’étranges camaïeux.

Calligrammes chinois
Cursives arabesques
Peignent sur le pavois
Une étonnante fresque.

Araignée de lumière
Quand se ferment mes yeux
Glissent sous mes paupières
D’étranges camaïeux.

Taureaux de Guernica
Tiroirs et montres molles
Serpents harmonicas
Bizarres farandoles.

Araignée de lumière
Quand se ferment mes yeux
Glissent sous mes paupières
D’étranges camaïeux.

Le voile est abaissé
La tenture est trouée
Public applaudissez
La pièce est jouée.

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