XXI. Helmut

Le monde ne sait à quel saint se vouer. Tous les scientifiques de la terre se rassemblent pour trouver une explication au phénomène qui perturbe la planète, mais tous y perdent qui leur latin, qui leur chinois ou leur saxon. Les brouillards noirs, après avoir envahi les vallées, ont maintenant plongé toute la surface terrestre dans les ténèbres. Toute ? Non ! Un petit royaume des Balkans résiste encore et toujours à cet étrange envahisseur. Les autorités syldures elles aussi sont inquiètes, voyant s’installer dans leur pays un courant d’immigration dont elles craignent de perdre le contrôle. Lynda avait cependant une autre priorité : comment délivrer la petite Zoé sans céder au chantage et verser de rançon ?

Un fonctionnaire du service de la communication lui remit en main propre un colis portant en rouge encadré et en capitale la mention « urgent », puis se retira. Lynda observa le paquet sur chacune de ses six faces. Pas de timbre ni de vignette. Aucune indication de l’expéditeur, uniquement le nom de la destinataire : « S.M. Lynda, reine de Syldurie. »

Elle hésita à l’ouvrir.

« Bon, pensait-elle, c’est bien léger, ça m’étonnerait que ce soit une bombe. »

Elle le déballa avec prudence.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? »

C’était une mèche de cheveux, une longe mèche de cheveux roux. Une lettre accompagnait cet étrange cadeau :

« Lynda,

J’attends toujours tes vingt-cinq milliards et je commence à m’énerver. La prochaine fois, ce n’est pas un cheveu de Zoé que je t’expédierai, c’est une main ou un pied.

À bon entendeur !

Juju. »

Lynda courut, le colis sous le bras, dans sa chambre où elle saisit dans un tiroir un pistolet qu’elle fixa à sa ceinture. Puis elle se précipita au poste de garde.

« Sergent, qui a apporté ce paquet ?

– Un type avec un accent allemand, et qui zézayait, en plus. Il lui manquait deux dents sur le devant. Il avait une Jaguar noire immatriculée en Autriche. Il avait l’air pressé.

– L’animal ! Il doit être loin, maintenant !

– Pas si sûr. Comme l’individu ne m’inspirait pas confiance, je l’ai un peu cuisiné pour gagner du temps, pendant que mon collègue plaçait un émetteur sous son pare-chocs. Il s’est engagé sur la route de Plovdiv. Malchance pour lui car il est coincé dans les encombrements. Tout est bloqué à cause d’un accident. Vous pourriez le rattraper à moto.

– Sergent, vous êtes un génie. »

Elle baisa la joue du militaire. Il rougit.

Aussitôt, elle se précipita dans le garage, se coiffa de son casque et enfourcha sa motocyclette. Au mépris du danger, elle s’élança à pleine vitesse jusqu’à la route de Plovdiv où, comme l’avait dit le sergent, la circulation était bouchée. Elle ralentit alors sa course et se faufila entre les voitures immobilisées, cherchant vainement dans le fleuve de métal celle du messager aux dents brisées.

Parvenue à la tête de ce cortège, alors que les dépanneuses se préparaient à libérer la place, Lynda interrogea les policiers :

« Une Jaguar noire immatriculée en Autriche ? Oui, nous l’avons vue. Son conducteur était bien pressé. Il a roulé sur le trottoir pour dépasser tout le monde. Il se croyait sur le Nurburgring. Il a manqué de provoquer un deuxième accident. Malheureusement, nous étions déjà trop occupés avec celui-ci pour le poursuivre.

– Ne vous inquiétez pas. Je m’en charge. »

La motocyclette se cabra, tel un mustang, et reprit sa course. La fameuse Jaguar apparut enfin. Lynda adapta sa vitesse pour la suivre. Le conducteur ne tarda pas à s’en apercevoir. Il quitta la route de Plovdiv et s’engagea sur une route forestière. Lynda le suivait toujours.

Helmut n’est pas un caméléon : difficile pour lui de garder un œil sur la route et l’autre sur la motocycliste. La Jaguar fit quelques embardées et manqua de quitter la chaussée. Le chauffeur, tout en pilotant d’une main, tira deux coups de feu en direction de Lynda. Celle-ci, maîtrisant sa monture comme un pur-sang, lui imposa des courbes serrées, la machine se couchant sur l’asphalte. Elle dégaina son arme et tira. Une première balle fit éclater la lunette arrière, la seconde creva un pneu. Dans un vacarme de frein, la voiture tournoya et quitta la route, arrêtée par un chêne-liège. Lynda quitta sa moto, ôta son casque, se précipita sur le véhicule et en fit sortir le conducteur à moitié assommé.

Émergent de sa torpeur, Helmut tira de nouveau. La balle éventa les cheveux de Lynda. Profitant de sa surprise, il s’enfuit à travers les bois. Lynda, l’arme au poing, courut à sa poursuite. Il se cacha derrière un arbre et tira une balle qui écorcha le pin derrière lequel elle s’était réfugiée. Lynda était bien cachée, elle aussi, ne montrant son visage que le temps d’envoyer du plomb à l’ennemi. Helmut tirait abondamment, les balles sifflaient, l’écorce volait. Lynda préféra attendre tranquillement l’accalmie. Un déclic métallique conclut rapidement l’orage de coups de feu. Elle rengaina son arme.

« Viens t’expliquer avec moi, mon petit bonhomme ! Nous avons des tas de choses à nous dire. »

Helmut quitta sa cachette et courut dans les bois. Lynda était plus rapide. Elle plongea sur lui, ceinturant sa taille entre ses bras. Les deux corps enchevêtrés roulèrent ensemble. Lynda maîtrisa rapidement son opposant. L’ayant redressé à la force des bras, elle le plaqua contre un arbre et lui servit une copieuse poêlée de châtaignes, spécialité maison.

« Affez ! Affez ! Par pitié ! »

Helmut semblait avoir perdu tous ses os. Il s’étala aux pieds de Lynda comme une méduse sur une plage. Lynda enroula son bras autour du cou du vaincu.

« Tu viens de te faire casser la figure par une reine. Ça ne t’arrivera pas deux fois dans ta vie. J’espère que tu vas t’en souvenir.

– Fa ve rifque pas te l’ouplier. F’est fûr !

– Qui es-tu ?

– Helmut.

– Helmut comment ?

– Helmut Ulkafä[1].

– Où est Zoé ?

– Fa, ve ne fais pas.

– Tu ne sais pas où elle est ? Est-ce que par hasard tu veux savoir comment ça se passe quand je m’énerve réellement ?

– Elle est fez le patron : Franck O’Marmatvé. Un finklé, fe mec. Il prétend qu’il est allé en enfer, et qu’il en est refenu. Il y a une krante fille des v’îles afec lui.

– Judith ?

– Oui, f’est fa. Vutith ! Elle auffi elle est finklée.

– Tout cela ne me dit pas où elle est. N’essaie pas de gagner du temps. Je commence à perdre patience.

– Fous m’étranklez ! Fi ve favais, ve fous le tirais. Ve fais vuste qu’elle est en Fyldurie.

– En Syldurie ?

– Mais v’ils la téménachent toutes les femaines. Moi, ve ne fuis qu’un larpin. Ils me préfiennent touvours à la ternière minute, par FMF.

– Donne-moi ton portable ! C’est confisqué. »

Helmut s’empressa d’obéir. Mais l’appareil avait lui aussi reçu de mauvais coups dans la bagarre. Lynda le jeta dans les buissons avec un grognement de dépit.

« Dis-moi tout ce que tu sais sur Zoé.

– O’Marmatvé m’a payé pour l’enlefer, alors ve l’ai enlefée, à la fortie tu collève, afec un complife. Une fraie furie ! F’est elle qui m’a caffé les tents, afec son coude.

– Superbe ! Je sens que je vais bien m’entendre avec elle, quand je l’aurais retrouvée.

– V’en peux plus te fette kamine ! Elle me perfécute, elle fe moque te moi, tout le temps, tout le temps. V’en peux plus ! V’en peux plus ! »

Il se mit à sangloter.

« Eh bien ! pensait notre amie, un tueur dépressif ! Ça manquait à ma collection ! »

Elle prit pitié de lui et cessa de l’étrangler. Elle sortit de sa poche un mouchoir de papier et lui essuya les yeux.

« Allons ! Allons ! Qu’est ce que c’est que ce gros chagrin, là ? Il ne faut pas se laisser aller.

– En pluf, v’ai bouvillé la Vaquoir. Fa va être encore ma fête.

– Donc, tu ne sais pas où sont Judith ni O’Marmatway. Tu ne sais pas où est Zoé, et en plus tu braies comme un âne. Ça ne nous avance pas tellement, tout ça. Et ton copain, celui qui t’a aidé à enlever la fille. Lui non plus, tu ne sais pas où il est ?

– Vutith l’a tefentu. Il ne ferfait plus à rien et il en fafait trop.

– Elle l’a tefentu ?

– Tefentu. Une palle tans la tête.

– Ah ! Descendu ?

– Oui, f’est fa. Tefentu.

– Et dis-moi : il ne t’est pas venu à l’idée qu’à ton tour elle pourrait te “tefentre” ? Maintenant tu ne lui sers plus à rien, toi non plus, et qu’en plus tu lui as bousillé sa Jaguar.

– F’est frai. Ve foyais pas les foves comme fa.

– Alors je te laisse le choix entre deux solutions : soit je te laisse retrouver tes copains, à pieds puisque tu n’as plus de voiture. Et d’ailleurs tu n’as plus non plus de mobile. Tu ne peux pas les trouver, mais eux, ils risquent de te retrouver. Ou bien, et c’est l’option que je te conseille, je t’emmène à moto jusqu’à Arklow, et tu es mon prisonnier jusqu’à nouvel ordre.

– Fa va ! On fait comme fa. »

Lynda ramassa son pistolet, puis elle saisit Helmut par le bras et le conduisit jusqu’à sa motocyclette.

« Installe-toi à l’arrière. Ça risque de secouer. Cale bien tes pieds et serre bien tes bras autour de ma taille, si tu ne veux pas t’envoler.

– Ve n’ai pas te cafque.

– Ne t’inquiète pas pour ça. Si nous tombons sur les pieuvres, je m’arrangerai avec elles. »

Les deux compagnons s’installèrent. Le moteur se mit à tourner.

« Ah oui ! Juste un petit détail : il reste deux ou trois balles dans mon chargeur. Si jamais tu fais ton malin pendant le voyage, je t’en colle une dans la cuisse.

– Ve ne ferai pas le malin. V’ai dévà affez dékufté. »

Le parcours se déroula sans incident. Helmut, pas très rassuré, s’agrippait au blouson de Lynda et bloquait son menton contre son épaule.

Enfin parvenue à destination, la jeune reine invita son prisonnier à descendre.

« Tenez, Sergent, je vous renvoie le facteur sans casquette. Conduisez-le au pénitencier. Il n’est pas bien dangereux, mais tenez-le tout de même à l’œil. Il aura besoin d’un médecin, d’un neurologue et d’un dentiste. Nous allons lui refaire une santé en prison. Finalement, il a de la chance d’être tombé entre mes mains. N’est-ce pas, mon petit Helmut ?

– Helmut. En allemand, on prononfe le haf. »

 

[1] Prononcer « Oulcafé ».

Sans titre 1

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