XIII. Souvenir de Ligérie

Elvire avait baissé sa garde et conduisit Sigur jusqu’à une salle où Éva et Lynda, une panoplie de documents étalés sur une table, planchaient sur un important projet. En un éclair, elle dégaina et tira, envoyant voler au loin sa casquette.

« On se découvre devant une reine. »

Lynda leva la tête :

« Tu pourrais déplumer une hirondelle en vol sans la blesser. Heureusement pour moi que nous sommes devenues amies.

– C’est toi-même qui m’as appris à tirer et c’est à toi que revient le mérite.

– Veux-tu bien nous laisser seules avec ce jeune homme ? S’il a de mauvaises intentions comme tu parais le craindre, je suis capable de me défendre.

– Je reviendrai quand vous aurez terminé », dit Éva en se levant.

 

« Non, reste, s’il te plaît. Je préfère que notre entretien ait un témoin. »

Voici notre jeune ami, comme il l’avait souhaité, face à Lynda de Syldurie et à sa sœur Éva. Ses idées commencent à s’embrouiller alors que la jeune reine le domine de son regard autoritaire.

« Je… je m’appelle Sigur… Sigur Leuret… je suis étudiant. J’habite Blois, c’est dans le Val de Loire.

– Ainsi vous aviez tant besoin de me voir que vous avez pris le risque d’entrer dans mon palais comme un voleur. Vous auriez pu vous retrouver en prison, mais c’est tout à votre honneur et j’en suis flattée.

– Merci, Majesté.

– Alors, je suis à votre écoute. Qu’avez-vous de si grave à m’annoncer ?

– J’ai de précieuses informations au sujet du… des… des rivières noires.

– Vraiment ? Ce phénomène qui empoisonne tous les pays sauf la Syldurie ! La science y perd tous ses moyens, mais vous, vous connaîtriez l’explication. Je sens que je ne vais pas regretter de vous avoir reçu. »

Cette dernière remarque était-elle sérieuse ou ironique ? Sigur commençait à rougir.

« Je pratique le canoë-kayak, et tout a commencé lorsque, descendant la Loire, je fus entraîné dans les remous et aspiré vers le fond du fleuve. Je me croyais bel et bien noyé lorsque je repris connaissance, rejeté sur le rivage. Il faisait nuit. J’ai voulu rentrer chez moi, mais il y avait quelque chose qui clochait. Cette nuit n’était pas ordinaire. La ville était enveloppée de ténèbres, il n’y avait plus d’éclairage dans les rues ni dans les maisons. Les gens étaient bizarres. Les enseignes des boutiques et les plaques de rue avaient été remplacées par des sortes de rébus.

– C’est bien étrange.

– J’étais complètement perdu. Je me suis mis à vagabonder sans but à travers la ville, jusqu’à ce que je rencontre Félixérie, une fille de mon bahut…

– Votre bahut ?

– Pardon ! Mon lycée. Elle aussi avait commis une imprudence en se baignant dans la Loire. Elle avait, tout comme moi, été aspirée dans les profondeurs et s’était réveillée dans les ténèbres. Nous n’avions aucune explication logique à ce qui nous arrivait, une seule nous venait à l’esprit : en disparaissant dans la Loire, nous étions entrés dans un monde parallèle. »

Un monde parallèle ! Lynda ne savait pas si elle devait se fâcher ou lui rire au nez.

« Vraiment ? Vous devriez écrire des romans de science-fiction, mon jeune ami !

– Laisse-le poursuivre, dit Éva, si pour son malheur il nous ment, il finira bien par se contredire. »

Sigur poursuivit son récit, aussi mal à l’aise qu’un éléphant sur la banquise. À présent, le regard de Lynda était devenu moqueur et son sourire ironique. La joie éclaira son visage quand il lui compta comment Félixérie et lui, armés de leurs instruments de musique, ont corrigé deux mauvais garçons. Puis il en vint à l’entretien avec le géant Thanatos. Le conte n’était plus aussi drôle, mais les deux jeunes femmes l’écoutaient avec patience. Il en était arrivé à l’épisode du zoo de Beauval.

« Drôle de zoo, en vérité : pas de tigres, ni de lions, ni de pandas géants, rien que des poules et des lapins. Déçus, nous pensions rentrer chez nous quand nous suivîmes la foule jusqu’à une sorte de chalet protégé par une clôture à haute tension. Nous la vîmes enfin. C’était ça, l’attraction extraordinaire que nous vantait Thanatos : une petite fille à la superbe chevelure.

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria Lynda, voilà que, dans votre monde, on enferme les enfants dans des jardins zoologiques ! C’est pire que dans les contes de Grimm ! »

« Elle croit que je me fiche d’elle, pensait Sigur en panique. Je ferais mieux de m’enfuir d’ici avant qu’elle me colle au gnouf ! »

Puis, il s’adressa à Lynda :

« Je vois bien que vous ne me croyez pas, et vous avez raison, cette histoire n’a aucun sens, et pourtant c’est la vérité, je veux bien être écartelé si je mens. Je vais prendre congé, je vous prie de me pardonner d’avoir abusé de votre temps.

– Poursuivez ! » dit froidement Éva.

« La petite fille s’est mise à danser, et quand elle dansait, ses cheveux s’éclairaient. Le peuple de Ligérie venait trouver auprès d’elle la lumière dont il était privé. Quand elle dansait, il faisait jour. Cessait-elle de danser, la nuit retombait. Félixérie et moi, nous avons eu pitié de cette pauvre enfant. Nous lui avons parlé, nous avons su qu’elle s’appelait Zoé… »

À ce nom, Lynda sursauta, elle fronça les sourcils.

« Comment dites-vous qu’elle s’appelle ?

– Zoé.

– Zoé comment ? Est-ce que vous le savez ?

– Oui. Un nom bien français : Durand… ou Dubois… un nom comme ça, on ne l’appelait que par son prénom.

– Est-ce que ce ne serait pas plutôt Duval ?

– Oui, c’est cela ! Duval, Zoé Duval.

– Continuez, continuez, je veux connaître votre aventure en détail, même si je ne saisis toujours pas le rapport avec les eaux noires.

C’est à la fin que nous y viendrons. Donc Zoé… »

Un climat de confiance venait de s’installer entre Sigur et ses deux interlocutrices. La narration de l’aventure ligérienne se termina sur une terrasse ensoleillée, agrémentée d’une collation.

« Je comprends maintenant : “Thanatos est de retour”. Les fleuves noirs, c’est lui, et cette vipère de Judith est dans la combine ! Mon petit Sigur, nous allons sauver le monde, et tout cela grâce à toi. »

Lynda serra Sigur dans ses bras et lui baisa les deux joues. Il rougit derechef.

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