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XII. Abdication

Toutes sortes d’idées se bousculaient dans le plus grand désordre dans la tête de Lynda : la déchéance d’Elvire, la résurrection de Thanatos, le retour de Miroslav, la conversion de Wladimir, mais surtout, l’incroyable impair du général Dubrun-d’Andellocq. Qu’allait-elle dire à son peuple ? Bien sûr, elle ne pouvait que tempérer et rassurer, mais elle prenait conscience qu’une demande de pardon ne suffirait pas à éteindre l’incendie que le grossier militaire avait ravivé. L’ascension de la violence était irréversible. Comment ramener la paix ? Allait-elle se rétracter face aux exigences européennes de son rival ? Non ! la victoire lui serait trop facile.

Une profonde angoisse envahit son cœur. Puis une idée lui traversa l’esprit. Elle n’avait pas pensé à cette solution, mais elle lui paraissait un moindre mal. Sans doute devrait-elle s’y résigner, mais l’angoisse ne la quittait pas. Elle décida d’aller rejoindre Julien.

Celui-ci ne se sentait pas encore bouleversé par les préoccupations de son épouse, il faisait « au pas, au trot » avec Léa sur les genoux.

« Tu es occupé, mon chéri ?

– Comme tu peux le voir.

– Je suis inquiète à cause de mon intervention de ce soir. Il est vrai que notre Seigneur nous a dit : “ne vous inquiétez de rien…” Bon ! Si nous passions un petit moment à rechercher sa présence…

– Cela nous ferait du bien à tous les deux, » acquiesça Julien.

Ils firent asseoir les enfants à table entre eux deux. Ils chantèrent en duo un court cantique qu’ils connaissaient bien et prirent chacun quelques minutes pour remercier Dieu pour sa fidélité et lui demander d’accorder à Lynda la tranquillité et la sagesse pour prononcer des paroles propres à amener la paix dans le cœur du peuple Syldure, sans oublier d’intercéder pour le rétablissement, tant spirituel que physique, de la pauvre Elvire. David et Léa voulaient apporter leur contribution à cette adoration familiale. Cachant leurs yeux derrière leurs petites mains, ils priaient d’une voix grêle pour Winnie l’Ourson et pour Coco Lapin. Julien avait ouvert la Bible à la couverture blanche et à la tranche dorée que Périklès leur avait offerte pour leur mariage. Il en tourna les pages sans recherche précise, mais il laissa finalement ses yeux tomber sur ce passage, qu’il lut lentement, d’une voix haute et intelligible :

« Marc, chapitre 10, versets 42 à 45 :

Vous savez que ceux qu’on regarde comme les chefs des nations les tyrannisent, et que les grands les dominent. Il n’en est pas de même au milieu de vous. Mais quiconque veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur ; et quiconque veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de tous. Car le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de plusieurs. »

Lynda imprima l’extrémité de ses deux doigts sur son front ; elle resta un moment silencieuse, puis dit enfin :

« Les rois des nations les dominent… Que le plus grand soit comme le plus petit… celui qui gouverne comme celui qui sert… Mon titre de reine de Syldurie me confère-t-il le pouvoir ? À quoi me sert-il de régner sur une nation terrestre ? Je préfère être une servante du Roi des rois… »

Elle releva la tête, les yeux baignés de larmes. Il lui semblait que Dieu avait répondu à ses interrogations et elle se préparait, le cœur serein à l’événement du soir.

Ottokar de Kougnonbaf fut le premier à l’accueillir au studio de télévision. Maquillée par une professionnelle, elle se présenta devant la caméra le visage détendu et souriant.

« Peuple de Syldurie, mon peuple aimé,

Depuis que mon père, le roi Waldemar, a découvert dans la Bible l’histoire de Manassé, il a pris la décision de réformer sa vie. Il s’est depuis lors efforcé de gouverner notre pays, non plus en souverain autocrate, mais selon les règles d’une monarchie parlementaire. Il a voulu doter la Syldurie de lois égalitaires, il a permis à l’ignorance et à la pauvreté de reculer. Son décès ne lui a pas permis d’achever les réformes qu’il avait entreprises.

Telle une fille prodigue, après avoir mené à Paris une vie dont je rougis de honte, je suis revenue à la maison confuse et meurtrie. J’ai demandé pardon à mon père et j’ai demandé pardon à Dieu, ayant décidé de changer ma vie selon le modèle de l’Évangile.

Forte de cette nouvelle espérance, j’ai voulu poursuivre son œuvre et m’acquitter de mes devoirs de reine dans la crainte de Dieu. Monsieur Dimitri Plogrov m’a grandement aidée à remettre de l’ordre dans ces écuries d’Augias que constituait le système législatif syldure.

Depuis plusieurs semaines, notre beau pays est agité par des mouvements sociaux. Vous avez manifesté dans la rue votre colère au regard de mon opposition à l’entrée de la Syldurie dans la Communauté européenne. La place Royale rappelait aujourd’hui la place Tien An Men. Des chars de combat sont apparus sur la voie publique, prêts à faire feu sur la population. C’est avec le front rouge de honte que, ce soir, j’évoque cet incident digne de la Grèce des Colonels, mais indigne d’un pays de liberté. Je garantis sur mon honneur bafoué qu’en aucun cas je n’ai autorisé cette malencontreuse intervention militaire et que je sanctionnerai sévèrement le général Dubrun d’Andellocq qui a pris cette initiative à mon insu. Je demande officiellement, mais sincèrement pardon au peuple de Syldurie pour ce qui vient de se produire.

Ce malheureux événement m’a poussée à remettre mon règne en question. “Les chefs des nations les tyrannisent et les grands les dominent.” L’histoire ne manque pas de tyrans qui ont versé le sang pour conserver un pouvoir qui leur échappe. Le plus cruel de ces rois était sans doute Hérode qui, sachant qu’un nouveau-né étranger à sa dynastie pourrait un jour le détrôner, décida de faire tuer tous les bébés de son royaume. S’il est des rois qui ont versé le sang des innocents, il en est un qui n’a versé que son propre sang. Si j’ai reçu des rois et des reines qui m’ont précédée une couronne d’or, celui-ci n’a reçu qu’une couronne d’épines. Pourtant, aucun autre que lui ne méritait de gouverner sur le cœur des hommes. Son peuple l’a rejeté, il l’a méprisé. Ce roi-là avait pourtant les moyens de mobiliser des légions pour imposer son règne, mais, par haine de la violence et par amour pour son peuple, il a préféré se laisser crucifier… »

À partir du mot « crucifier », la voix de Lynda perdait son assurance et trahissait son émotion. Des larmes brillaient dans ses yeux.

« À quel roi suis-je semblable ? – À Manassé qui, vaincu par Dieu après avoir commis des crimes effroyables, s’est repenti et a reçu le pardon ? À quel autre roi aurais-je voulu ressembler ? À Hérode ou à Jésus ? »

Elle baissa la tête et garda un long moment le silence.

« Si Jésus avait été roi de Syldurie, il n’aurait jamais permis que des blindés viennent à la rencontre d’une foule mécontente. Il se serait résigné. »

Elle se tut à nouveau, réprimant ses sanglots.

« Je ne peux pas forcer mon peuple à m’aimer s’il ne m’aime plus. Je ne peux pas m’imposer comme reine s’il ne veut plus de moi. Aussi, j’ai pris aujourd’hui la décision d’abdiquer et de proclamer la République. Des élections seront organisées dans les meilleurs délais pour désigner un président. Quand celui-ci sera élu, je quitterai mes fonctions royales et je me laisserai oublier.

Vive la République ! Vive la Syldurie ! »

Lynda ne doutait pas de l’émoi qu’avait provoqué son discours, même parmi ses adversaires. Dimitri Plogrov, en tout cas, se félicitait ; il ne s’attendait pas à une victoire si facile.

« Eh bien ! ma petite reine, disait Wladimir en la serrant dans ses bras, je te croyais plus combative.

– Je préfère quitter la royauté la tête haute plutôt qu’en être chassée à coup de baïonnette. D’autres chefs d’État devraient m’imiter. Tu ne penses pas ? Et puisque je ne suis pas encore vaincue, tu vas me rendre un service : présente ta candidature contre Plogrov. Tu sauras mieux que quiconque défendre nos valeurs.

– Je me ferais un plaisir de moucher en ton nom ce jeune imbécile. »

Le calme était revenu dans les rues d’Arklow. Sur la place Royale, qui sera bientôt renommée place de la République, il ne restait des récentes émeutes que des monceaux de pavés descellés.

Au bout de quelques jours, elle se remplit à nouveau de manifestants, silencieux, quoique de plus en plus nombreux. Ils portaient sur leurs banderoles et pancartes :

« Lynda, ne t’en va pas. – Lynda, nous t’aimons. »

Lynda descendait fréquemment sur la place pour les saluer.

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