IV. Tempête parlementaire

Il y a bien longtemps que les parlementaires de Syldurie ne s’étaient pas traités de phacochère ni d’ornithorynque. Il faut remonter au règne du roi Waldemar. Mais ce jour-là, les injures allaient bon train :

« Vous n’êtes qu’un porc-épic !

– Vous avez dit un mot de trop, retirez-le !

– D’accord, je retire le mot “épic”. »

Et puisque l’on parle de porc-épic, justement, l’assemblée débattait sur un sujet épineux : l’entrée de la Syldurie dans la Communauté européenne.

Lynda s’énervait et sautillait sur sa chaise.

Selon la nouvelle constitution, la reine a le droit d’assister aux assemblées parlementaires, mais, ne pouvant cumuler les fonctions de reine et de députée, elle n’a pas le droit de voter, ni même celui de s’exprimer.

 

« La parole est à Maître Dimitri Plogrov, député d’Arklow Nord-Est et président du Parti républicain.

– Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés et députées (il insiste sur l’e muet), Votre Majesté, je n’irai ni par quatre chemins ni par trente-six détours. En effet, je n’ai pas l’habitude de manier la langue de bois ni le langage hypocrite et de par mon métier d’avocat, j’ai l’habitude de m’exprimer avec franchise et de défendre mes convictions sans termes équivoques. Je ne suis pas une couleuvre qui se déplace en ondoyant. Je ne suis pas comme la chauve-souris de la fable, souris ou oiseau selon les circonstances, je ne suis pas un opportuniste comme certains d’entre vous, communiste ou royaliste selon la direction du vent. En aucun cas je ne m’abaisserai à tenir un discours complaisant face à un groupe de nantis qui dicte sa loi au pays depuis trop longtemps, et ce n’est pas la présence de la reine dans cet hémicycle où elle n’a rien à faire qui m’empêchera de proclamer la vérité. »

« La reine, elle voudrait bien savoir où tu veux en venir, mon gros canard, » dit Lynda, assez fort pour être entendue de ses voisins. Quelques parlementaires commençaient à se secouer le ventre.

« Voici donc où je veux en venir… »

« Ah ! tout de même ! »

« Depuis le Moyen-âge, la Syldurie suit sans dévier son bonhomme de chemin, entraînée dans un mouvement de paralysie quasi générale. Il est temps de faire avancer les choses, de mettre un frein à l’immobilisme, de s’ouvrir à la civilisation et à la modernité. De même que l’uniforme des gardes royaux n’a pas changé depuis Sigismond Premier, les lois de ce pays n’ont pas plus évolué. »

« C’est faux ! Et tu es bien placé pour le savoir. »

« Savez-vous, par exemple que selon une loi toujours valide du 3 février 1412, la reine de Syldurie, ici présente, peut envoyer n’importe lequel d’entre vous au bûcher pour hérésie ? »

« Tu étais même le premier à vouloir cramer Périklès. »

« Je soutiens que l’entrée dans la Communauté européenne est le plus sûr moyen de soustraire la Syldurie à l’obscurantisme dans lequel l’ont plongée les rois, et plus particulièrement Waldemar et Lynda qui ont établi une dictature protestante. La Syldurie va-t-elle bientôt ressembler à la Genève de Calvin, qui avait fait fermer tous les cinémas ? »

« Bonjour l’anachronisme ! »

« La Communauté européenne a fait le choix d’exclure toute référence à Dieu et au christianisme dans sa constitution. C’est pourquoi elle nous protégera de l’inquisition qui plonge notre pays dans les ténèbres. Vive l’Europe ! Vive la liberté ! Dites non à cette monarchie autocrate et despotique. À bas la tyrannie ! »

Le chef du Parti républicain acheva son allocution sous les applaudissements. Lynda se leva.

« Monsieur le président, je demande la parole.

– Ah, mais non ! réagit Plogrov, elle n’a pas le droit ! C’est dans la Constitution. Artricle XVII.

– Vous l’avez attaquée, elle a le droit de se défendre. »

Lynda prend place à la tribune.

« Mon petit Dimitri, je suis tout d’abord ravie d’apprendre que ta langue n’est pas en bois, la mienne aussi est en chair, comme tu peux le constater. »

Elle lui tire la langue comme une petite fille mal élevée. On commence à sourire dans l’assistance.

« Mon cher Dimitri, je m’autorise à te tutoyer, car tu te souviens, j’espère, que nous sortions ensemble au Colibri quand nous avions dix-huit ans. Je te rappelle aussi que je t’ai nommé marquis de Plogrov, ce qui donne tout de même une belle touche de crédibilité à ta nouvelle fonction de chef du Parti républicain. Parlons de nos lois qui n’ont pas changé depuis la féodalité : as-tu déjà oublié que nous avons travaillé de longues heures ensemble à en donner de nouvelles à la Syldurie ? Quant à cette loi médiévale sur les hérétiques, souviens-toi que c’est toi même qui l’as exhumée parce qu’à l’époque, elle servait tes intérêts. Décidément, mon petit Dimitri, ta mémoire manque d’oxygène. As-tu oublié d’où je t’ai tiré ? Sans mon secours, tu passerais encore toute la sainte journée à tirer des palettes. Il est des chiens qui mordent la main qui leur donne un os, et tu fais partie de ceux-là. As-tu déjà oublié comment tu m’as trahie et comment tu t’es vautré dans mon lit en compagnie de l’infâme Sabine Mac Affrin ? Je t’ai d’ailleurs arraché de sous les draps à coup de baffes dans la tronche, et ça, j’espère tout de même que tu t’en souviens. »

On entend pouffer dans l’hémicycle.

« Et pour finir avec la tyrannie, dont l’étendard sanglant est levé, si tu avais prononcé devant mon aïeule Olga un millionième de la moitié du quart des paroles que tu as dites devant moi, elle t’aurait fait écarteler. Avoue qu’elle a mis un peu d’eau dans son vin, la tyrannie. »

Lynda va se rasseoir sous les applaudissements nourris de ses partisans. Dimitri murmure entre ses dents :

« J’aurai ta peau, petite garce ! »

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