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VII.Miroslav de Bifenbaf

Les deux courtisans se retrouvèrent seuls, tout ébaubis, leurs plans contrariés par cette nouvelle. La versatilité du temps les avait contraints à retourner dans la galerie ornée de toiles de maîtres syldures, que les hôtes désertaient peu à peu.

« Éva ne m’a pas l’air de se plaindre de sa disgrâce, fit remarquer le marquis de Bifenbaf.

– Pas de rancœur, aucune jalousie.

– Lynda va donc posséder ce trône désiré.

– Lynda, ce petit monstre ! vitupère Kougnonbaf en grinçant des dents.

– Lynda, cette charmante enfant ! rétorque Bifenbaf avec un sourire béat.

« Cette peste détestable !

– Cette créature adorable !

– Cette roulure abominable !

– Cette hirondelle aux ailes gracieuses !

– Comme j’aimerais lui briser la nuque !

– Comme j’aimerais lui serrer la taille !

– Que ne puis-je la rouer de coups !

– Que ne puis-je la couvrir de baisers !

– Vous m’agacez, marquis. Je donne libre cours à ma haine, et vous libre cours à votre amour.

– Est-ce ma faute si je suis follement épris d’elle ?

– Dans ce cas, au moins, nous ne nous battrons pas en duel pour ses beaux yeux.

– Ah !… soupira-t-il derechef. Les yeux de Lynda !…

– Je les lui crèverai, ses jolis yeux, ainsi elle ne plaira plus à personne.

– Mais enfin, marquis, quelles raisons avez-vous de haïr à ce point notre merveilleuse princesse ?

– Et vous, quelles raisons avez-vous d’aimer cette graine de tyran ? Moi, je la déteste parce qu’elle me persifle sans cesse. Toute petite fille, déjà, elle prenait plaisir à se moquer de moi, et dans son adolescence, elle trouve plus de joie encore à m’humilier, me taxant d’orgueil devant toute la cour.

– Nous ne pouvons que l’approuver, notre chère Lynda. Vous tenez une couche d’orgueil à briser au marteau-piqueur.

– Ce n’est pas vrai, marquis. Ce n’est pas vrai. Je ne suis pas orgueilleux. Est-ce ma faute, après tout, si la nature m’a nanti d’une intelligence supérieure et d’un corps d’athlète ? Et vous n’avez pas répondu à ma question : quelles raisons avez-vous d’aimer cette chipie ?

– Quelles raisons ? Mais voyons marquis ! Avez-vous jamais rencontré en Syldurie une jeune fille aussi délicieuse ? N’a-t-elle pas le visage le plus doux, le regard le plus profond, la taille la plus fine, l’intelligence la plus vive ? Comment ne pas l’aimer ?

– Comment ne pas l’aimer ? Il me semble qu’elle vous rend mal votre amour et qu’elle vous méprise autant que moi.

– Plus elle me méprise et plus je l’aime.

– Elle ne manque pas de vous décocher de cruelles reparties. Sa langue est un poignard qui vous transperce aussi bien que moi. Et moi je la hais. Pourquoi l’aimez-vous ?

– Vous devriez l’aimer aussi. Son jeune esprit est vif et son ironie redoutable. J’aime quand elle me blesse et quand elle me brise. Ah ! Lynda !... Chère princesse Lynda ! Te voilà reine à présent !

– Te voilà reine, maudite Lynda ! Et te voilà qui te dresses entre le pouvoir et moi. Ce pouvoir, je le veux, et je le prendrai. Je serai le maître absolu de ce pays, le potentat, le pantocrate. Malheur à toi si tu t’opposes à moi ! Je te ferai sentir ma force, je te briserai les dents, je t’écraserai, je te détruirai. Je m’emparerai du royaume et je te précipiterai dans un vieux cachot, ma vengeance sera impitoyable. »

Une fois de plus, Ottokar s’était laissé emporter dans sa passion et proférait ses menaces de plus en plus fort. Quand la bonne idée de se taire lui fut venue, les deux marquis entendirent derrière eux des pas retentir clairement sur le plancher. Il tourna la tête. C’est Lynda qui marchait derrière eux. Ce n’était décidément pas leur jour de chance !

« Croyez-vous qu’elle nous ait entendus ? chuchota Miroslav.

– Si c’est le cas, nous sommes perdus.

– C’est vous qui êtes perdu, cher marquis. Moi, je n’en ai dit que du bien. »

S’efforçant de masquer leur inquiétude, les deux aristocrates tournèrent les talons pour saluer leur nouvelle reine.

« Bonjour, mes chers marquis, dit-elle. Pardonnez-moi d’interrompre vos discussions, qui sont certainement du plus haut intérêt. J’espère ne pas vous importuner.

– En aucune façon, bafouilla Bifenbaf, Votre Altesse, Votre Maj… Votre Sire…

– Je vous en prie, épargnez-moi ces titres pompeux et surannés dont on m’habille depuis ma naissance. J’aimerais qu’on m’appelle Lynda. Mais, bien entendu, cette liberté ne vous dispense pas du respect qui m’est dû.

– Bien entendu, Majest… Votre Lynda.

– Parfait. Mais dites-moi, mes chers marquis… »

Elle prononce « mes chers marquis » avec entre les lèvres cette ironie qui lui va si bien.

« De quoi parliez-vous avec tant de ferveur avant que je vous rejoigne ? »

À nouveau, Bifenbaf est prêt à tomber à terre sous l’effet de la panique.

« Mais… de tout et de rien…

– De musique… enchaîna Kougnonbaf, nous débattions au sujet de… de… de Rachmaninov.

– Je connais Sergueï Rachmaninov, mais pas de Lynda Rachmaninov ! Ne me prenez pas pour une idiote, messieurs. C’est moi qui suis au centre de vos débats, n’est-ce pas ? »

« Elle va nous tuer ! » murmure Kougnonbaf, regardant son comparse.

« Nous sommes morts ! » ajoute Bifenbaf tremblant.

« Alors ! J’attends votre réponse. »

Les deux marquis, terrorisés, restèrent silencieux, regardant chacun la pointe de leurs souliers tant ils craignaient les regards de la jeune fille. S’estimant perdu s’il se taisait aussi bien que s’il parlait, Kougnonbaf osa quelques paroles.

« Majesté, que votre Sire… Euh… Lynda, bien entendu, nous ne pouvions parler que de vous. Vous êtes le centre de ces derniers événements. Nous parlions de votre courage et de votre force, face à l’épreuve de la perte de votre père, notre bien aimé roi Waldemar.

– Nous tenons à vous témoigner toute notre profonde sympathie et nos sincères condoléances, enchérit Bifenbaf, à peine rassuré par la stratégie de son acolyte.

– Je vous remercie, répondit poliment Lynda. Il est vrai que la disparition de mon père me déchire le cœur, surtout lorsque je pense que je l’ai tant fait souffrir et que ma méchanceté a contribué à cette triste séparation.

– Mais vous avez changé, et votre père serait fier de vous s’il pouvait vous voir maintenant.

– C’est vrai. Et j’en tire une immense consolation. J’ai acquis des convictions concernant l’éternité. Dans peu de temps, cet être cher entre tous les humains me sera rendu.

– J’aimerais avoir autant de foi, dit Miroslav, cherchant une petite phrase pour attirer son attention.

– Dans l’attente de ce jour glorieux, je veux racheter mon temps dilapidé dans l’égoïsme et continuer l’œuvre merveilleuse qu’il a commencée.

– Nous ne voulons pas être tenus à l’écart de ce projet. Nous voulons combattre avec vous la pauvreté, l’injustice et l’ignorance.

– Votre aide me sera bien utile. Je sais que vous avez déjà accepté de bonne grâce d’importants sacrifices, renoncé à bien des privilèges et des richesses liées à votre rang.

– Il ne s’agit pas de sacrifices lorsqu’ils sont acceptés dans la joie et dans l’amour de notre patrie et de notre charmante reine. »

Lynda connaissait bien le fond du cœur de ces courtisans. Elle dit en aparté, mais assez haut pour être entendue.

« Éternel, délivre-moi des lèvres fausses et des langues mensongères !

– Pardon ? demanda Ottokar.

– Psaume cent vingt, verset deux.

– Euh !… Oui !… Nous passerions des heures entières en votre agréable compagnie, mais je me rappelle que nous avons un rendez-vous important.

– N’en soyez pas gênés. Je dois, moi aussi, rencontrer maître Wladimir. Je vous souhaite une excellente journée. »

Lynda s’éloigna. Tout en s’épongeant le front ruisselant de sueur, Miroslav la suivit du regard, ne voulant rien perdre de l’image de la jeune reine dont il était tant épris.

« Qu’en pensez-vous, cher marquis ? dit Ottokar une fois qu’elle fut hors de vue. Le climat parisien ne l’a pas arrangée.

– Une chose est certaine : elle n’est pas dupe de nos flatteries. Ce n’est pas avec cette arme que nous la vaincrons.

– Je te lui en donnerai, moi des Psaumes cent quatre-vingt. La Syldurie sera bien lotie sous le règne de cette illuminée !

– Illuminée ! reprit Miroslav en s’épongeant à nouveau le front. C’est une chance pour nous. Sa nouvelle religion lui interdit certainement de nous faire écarteler.

– Quant à nous, cher marquis, nous n’avons aucune religion, aucune foi, aucune morale, aucune règle. Ma seule règle est celle-ci : je veux être roi. Au diable la démocratie ! Je jetterai Lynda au bas du trône de Syldurie, je m’y installerai et j’y resterai collé comme à une chaise électrique. Puis je la foulerai sous mes bottes, cette jeune reine pitoyable. Sur ces bonnes paroles, cher marquis, je vous salue bien bas. »

Nos deux marquis se séparèrent. Miroslav prit instinc-tivement la direction dans laquelle il avait vu Lynda s’éloigner. Ottokar, marchant lentement, réfléchissait.

« Cet amoureux transi pourrait bien servir mes plans, pensait-il, du moins jusqu’à ce que je devienne roi. Il désire le royaume autant que moi et je lui ferai d’alléchantes pro-messes. Quand je serai le maître absolu, je n’aurai plus besoin de personne. Je tuerai Lynda, et puisqu’il l’aime tant, il ira la rejoindre au tombeau. »

Miroslav de Bifenbaf, qui a déjà presque cinquante ans, n’a pourtant pas l’étoffe d’un séducteur. De petite taille, bien enrobé, mou dans toute sa personne, les cheveux gras et peu soignés, il néglige sa présentation vestimentaire. Ajoutez à cela une culture générale médiocre.

Ottokar de Kougnonbaf est plus rusé et plus sournois. Comme il le dit lui-même, la nature l’a nanti d’une intelligence supérieure et d’un corps d’athlète. C’est vrai qu’il a la taille haute et la silhouette élégante. À quarante-deux ans, il a franchi un cap psychologique et dépense toute son énergie à paraître jeune. Il a teint en blond ses cheveux grisonnants, il pratique l’équitation, et surtout, la muscu-lation. Dans son manoir, il a une salle agrémentée de toutes sortes d’appareils pour gonfler ses biceps, triceps, quadriceps, pectoraux et abdominaux. À cet attirail, il a ajouté un gros ballon fixé au sol et au plafond par deux solides paires de bretelles, qu’il frappe aussi bien que Mohamed Ali, et sur lequel il a fixé le portrait de Lynda.

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