IX. De la Vanille dans le Café

Cet argument, à lui seul, avait vaincu toute la réticence du duc de Baffagnon.

« Il y a quand même un obstacle, et de taille !

– Lequel ?

– La duchesse. Je l’ai envoyée en vacances chez sa sœur, mais elle rentre à la maison après-demain. Si elle arrive avant moi, elle va me demander où j’étais passé.

– Ah ! mon pauvre ami ! J’ai raté ma vocation de maître-nageur. Après le canal, te voilà noyé dans un pipi de mouche ! Dis-moi, tu prends bien des médicaments pour ton cœur ?

– Oui, mais je ne vois pas le rapport.

– Tu n’en auras plus besoin quand j’aurai fait de toi un homme nouveau. Parmi tes médicaments, il y a bien une poudre blanche dans un sachet vert que tu dissous dans un verre d’eau.

– En effet. »

Xanthia sort de son sac à main un sachet vert.

« Un sachet comme celui-ci ?

– Euh… oui.

– Alors, voilà ce que tu vas faire : tu vas prendre ce sachet, le mettre avec tes médicaments. Fais bien attention de ne pas te tromper. Au lieu de le dissoudre dans ton verre d’eau, tu le vides discrètement dans le café de ta rombière. Ni vu ni connu. On croira à une crise cardiaque.

– Une crise cardiaque, avec du Kardégic, mais c’est diabolique !

– Je t’ai déjà dit que je suis le diable, ou tout comme. Une chose encore : quand tu seras veuf, tu reviendras me voir, non plus à Mons ni à La Louvière, mais à Ellezelles.

– Pour le zèle, tu peux compter sur moi.

– Ne fait pas l’imbécile ! Si tu veux recevoir ce que je t’ai promis, il faut que tu viennes impérativement avec moi le dernier samedi de juin, c’est-à-dire dans moins de deux semaines, à la fête des Chorchîles, à Ellezelles.

– Qu’est-ce que Churchill vient faire dans cette histoire ?

– Tu te fiches de moi, ou quoi ? Chorchîles, ça veut dire sorcières, dans le patois du coin. En 1610, quatre sorcières ont été brûlées à Ellezelles, et c’est en leur honneur qu’on y célèbre tous les ans le sabbat des sorcières.

– Tout ça, c’est du folklore. J’imagine toutes ces mémères déguisées en sorcières à la sauce Blanche-Neige. »

Xanthia éclata de rire, d’un rire sinistre, justement, comme celui de la sorcière de Blanche-Neige.

« Du folklore ? Pas si je m’en mêle ! Cette bande de touristes endimanchés va comprendre qu’il ne faut pas faire de Satan un sujet de rigolade. Voilà. Tu as un avion dans quatre heures à Zaventem. En te dépêchant, tu peux l’avoir. Allez ! file ! »

Alphonse se lève, prêt à partir.

« Au fait, le sachet de poudre, c’est 850 euros.

– C’est diablement cher.

– Justement.

– Tu pourrais au moins me faire un prix d’ami.

– C’est un prix d’ami. C’est mille pour les autres. »

Alphonse sortit de son portefeuille une grosse liasse qu’il jeta sur la table, et s’en alla.

Le lendemain, de très bonne heure, il atterrissait à Arklow. Il passa la journée à chercher le repos et à repasser dans sa tête et sur son cœur les émotions qu’il venait de vivre. Le surlendemain, il se retrouvait à nouveau à l’aéroport pour accueillir sa duchesse.

« Tout s’est-il bien passé pendant mon absence, mon cher époux ?

– Euh… oui.

– Vous ne vous êtes pas ennuyé ?

– Euh… non… enfin, si. Vous m’avez manqué.

– Quelque chose me dit pourtant que chez les Hennuyers, vous ne vous êtes pas ennuyé.

– Pourquoi dites-vous ça ?

– Je ne sais pas. Je ne comprends pas ce qui m’a pris. Excusez-moi. »

Comme tous les matins, Katia apporte sur un plateau le petit déjeuner du couple ducal, et dans une coupelle d’argent, les médicaments du duc, au milieu desquels trône le petit sachet vert. Le duc le saisit et, les mains sous la table, substitue le poison au bénéfique anticoagulant. Il en déchire le bord comme à son habitude.

« Avez-vous remarqué cet oiseau sur le bouleau ? Je crois bien que c’est un pivert.

– Je ne vois rien.

– Il est vraiment très beau. Allez à la fenêtre, vous le verrez mieux. »

La duchesse se lève, va jusqu’à la fenêtre.

« Non, désolée, mais je ne vois rien.

– Il s’est envolé. »

Le duc avait eu le temps de laisser couler la poudre mortelle dans la tasse de son épouse qui reprit sa place. Il commença à ingurgiter son café.

« Alphonse, regardez-moi.

– Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

– Regardez-moi bien dans les yeux.

– Mais qu’est-ce qu’il y a, enfin ?

– Vous êtes allé voir une voyante.

– Quoi ? Mais c’est ridicule !

– Ne mentez pas. Vous êtes allé voir une voyante.

– Comment le savez-vous ?

– C’est un aveu. Je le sais parce que vous n’êtes plus le même depuis mon retour. Vous avez un regard qui ne trompe pas.

– Et d’ailleurs, qu’est-ce que ça peut faire ?

– Mon cher époux, vous savez bien que Dieu regarde la divination comme une chose abominable.

– Ah oui, vous et votre religion ! Elle vous complique bien la vie, votre religion. Moi, je n’ai rien contre la religion, mais entre nous…

– Je sais, vous préférez un bon cigare, et ce n’est pas bon pour ce que vous avez.

– Allez, buvez votre café, il va tiédir. »

La duchesse porta la tasse à ses lèvres et avala une gorgée.

« Il a un drôle de goût, ce café, vous ne trouvez pas ?

– Non, je le trouve comme d’habitude. »

Elle avala une nouvelle gorgée.

« Finalement, ce n’est pas désagréable, il y a comme un arrière-goût de vanille. Il faut que j’en aie le cœur net.
– Katia ! »

La servante accourut.

« Katia, avez-vous changé de marque de café, ou y avez-vous ajouté quelque chose ? Je lui trouve un goût différent.

– Oh ! non, madame la duchesse, c’est toujours le même café, le même dosage, et je n’y ai rien mis de plus que du café.

– Bien ! Merci. En tout cas, je vous félicite, votre café est un délice, et je me sens toute requinquée. »

On a desservi depuis une heure, la duchesse est à sa broderie ; dans son bureau, le duc tourne en rond et s’énerve. Il se décide à décrocher le téléphone :

« Xanthia, j’écoute.

– C’est Alphonse.

– Je t’avais dit de ne m’appeler qu’en cas d’urgence.

– Eh bien ! Il y a urgence, là, justement.

– Je t’écoute.

– Je commence par une question : combien faut-il de temps pour que ta poudre fasse son effet ?

– C’est très rapide. Elle ne devrait pas souffrir. Elle sera morte avant d’avoir fini sa tasse.

– Et bien justement. Ça fait plus d’une heure. Elle a bu son café, elle l’a trouvé bon, non seulement elle est encore en vie, mais elle tient une forme du tonnerre.

– Je ne comprends pas, ça aurait dû marcher. D’habitude, ça marche.

– Bon, alors, qu’est-ce que je fais, moi, maintenant ?

– Tu ne t’affoles pas. Nous appliquons notre plan. Si vraiment elle nous gêne, je peux toujours lui planter une balle dans la tête. Ça, ce n’est pas un problème. Alors tu ne t’occupes plus de ta femme, tu boucles tes valises et tu viens me rejoindre. N’oublie pas : sabbat des Chorchîles, à Ellezelles.

– Mes valises sont déjà bouclées. Je saute dans le premier avion, et je m’envole pour me jeter dans tes bras, mon bel amour. »

Une porte claqua. Les oreilles de la duchesse traînaient au mauvais endroit au mauvais moment. Le duc tenta en vain de la poursuivre dans les couloirs.

« Susanne ! Susanne ! Revenez ! Ce n’est pas ce que vous croyez. »

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