III. Alphonse de Baffagnon

Le couple royal avait décidé de mettre bientôt un terme à son séjour en Belgique, des vacances trop longues finissent par devenir ennuyeuses.

C’était l’heure de l’apéritif. On se préparait à dîner, c’est-à-dire, à déjeuner. Au bar de l’hôtel Mélissa, Julien, toujours aussi réfractaire à l’invasion angliciste, avait commandé un Martini sur les rochers, réservant au reste de la famille les plaisirs de la limonade.

Les jeunes mariés avaient rejoint, tard dans la nuit, leur chambre dans le même hôtel ; comme on s’en doute, ils s’étaient levés tard et apparurent mal réveillés au sommet de l’escalier.

« Papa ! Maman ! C’est Xanthia ! On vous l’avait bien dit ! »

Le couple disparut précipitamment dans les couloirs de l’hôtel, Lynda fit un geste pour les poursuivre, mais elle y renonça et finit tranquillement son diabolo.

« Et le type avec elle, je le reconnais maintenant, ajouta David, c’est Dimitri Plogrov.

– Eh bien ! ironisait Julien, je n’ai pas eu le temps de le voir, mais il doit être beau, après un saut de plus de trois mille mètres sans parachute.

– Je n’y comprends rien ! » soupira Lynda.

Avant de passer à table, la jeune femme interrogea le réceptionniste.

« Il y avait un mariage, hier, à la Basilique. Les mariés ont-ils pris une chambre ici ?

– En effet : Vandenaeker. Ils ont réservé pour trois nuits, après, ils s’en vont en voyage de noces à Corfou.

– Vous voudriez bien me donner le numéro de la chambre ?

– Non, ça je ne saurais faire. Ils ne veulent aucune visite. Je n’aurais même pas dû vous donner leur nom. Je sens que je vais me faire barboter. »

À présent, l’entrée était servie, Lynda regardait sa pêche au thon dans son assiette, sans se décider à manger.

« Dimitri est vivant ! Je n’en reviens pas ! Il est vivant, il se fait passer pour un Belge, et il se fait appeler Vandenaeker. À quoi ça rime tout ça ?

– Allez, mange ! Tu réfléchiras après.

– En tout cas, des vacances en compagnie de cette peste, ce ne sont pas des vacances. Après le café, on boucle les valises et on s’en va.

– Comment ça, on s’en va ? Tu fuis devant l’ennemie, maintenant ? C’est nouveau !

– Je ne fuis pas.

– Si, tu fuis. Ne me dis pas qu’elle te fait peur !

– Je ne crains aucun adversaire, sauf elle. Je ne risque pas d’oublier ses coups de poing. J’ai bien cru qu’elle allait me tuer.

– Elle aussi doit se souvenir de toi. C’est elle qui est restée sur le carreau, après tout. »

Le couple Plogrov s’était barricadé dans sa chambre. Dimitri appela la réception :

« Allo ! Vandenaeker. Vous sauriez me renseigner si vous avez une chambre réservée au nom de Soussaschnick-Sassouschnikof ?

– En voilà un nom ! Nous n’avons pas ça.

– Vous en êtes sûr ?

– Un nom pareil, je m’en souviendrais.

– Et au nom de Lambert ?

– Attendez, je vérifie. Oui. Lambert Julien, chambres 27 et 28. »

« C’est tout de même incroyable, s’exclame Xanthia, nous traversons l’Europe pour nous faire oublier de cette chipie, et la voilà qui habite dans le même bled que nous, dans le même hôtel, et la chambre d’en face, avec ses deux moutards et son imbécile de mari. Barrons-nous d’ici avant qu’elle ait fini son café, qu’elle remonte et qu’elle nous demande des explications.

– Fuir ? Nous ? Devant cette grande cloche ? Et puis quoi encore ?

– Une cloche ? Pour une cloche, c’est tout de même elle qui m’a sonnée. Je ne risque pas d’oublier ses coups de poing.

– Tu l’as tout de même bien tamponnée, elle aussi.

– Oui, mais c’est moi qui suis restée sur le carreau. On fait nos valises, et cette nuit, pendant que tout le monde dort, on file à l’anglaise. »

Pendant que ces événements se déroulaient en Belgique, Sigur, en Syldurie, avait franchi les grilles du château Baffagnon. Le duc, qui l’attendait sur le perron, descendit les marches à sa rencontre, la main tendue. C’est un sexagénaire de grande taille, devant peser une centaine de kilogrammes, lesté d’un abdomen qui d’un quart d’heure en tout lieu le précède, doté d’un imposant système capillaire : sourcils à la Pompidou, crinière grisonnante assemblée en queue de cheval, barbichette tressée.

« Soyez le bienvenu, cher comte. En tant que représentant officiel de Sa Majesté, votre visite m’honore tout particulièrement.

– Je suis, pareillement, très honoré, monsieur le duc.

– Mais laissons de côté, si vous le voulez bien, le protocole et les salutations. Le vernissage commence officiellement dans une heure, mais puisque vous avez eu la délicate attention de venir en avance, vous aurez la primeur de voir mon œuvre avant les autres, ensuite, nous aurons tout le temps pour fumer un cigare dans mon salon privé.

– Je ne fume pas, mais je serai heureux de vous tenir compagnie. »

À court de politesses, les deux hommes se dirigèrent vers un opulent salon, prêt à recevoir une délégation avec tous les honneurs, au-dessus duquel trône l’œuvre de l’artiste aristocrate.

« Voici le couronnement de ma carrière plasticienne : Poliouchka Polié. »

Sigur contemplait la toile en se frottant le menton.

« Vous connaissez le russe, je suppose.

– À vrai dire, non, à part le mot bistrot.

– C’est vrai, j’oubliais que vous êtes français. Poliouchka Polié, c’est une chanson très connue, je suis certain que vous l’avez déjà entendue. »

Le duc commença à chanter, Sigur reprit :

« Plaine, ma plaine – Plaine, mon immense plaine…

– Oui, c’est cela, mon jeune ami. Pouvait-on évoquer avec plus de sobriété et de réalisme l’immense étendue des plaines russes enfouies sous la neige ?

– En effet.

– Et savez-vous combien il m’a fallu de temps pour réaliser cette œuvre ?

– Je ne sais pas. Trois ans ? Quatre ans ?

– Même pas cinq minutes.

– Assurément, monsieur le duc, vous êtes un génie, et la postérité se souviendra de vous. »

L’œuvre qui, rappelons-le, mesure deux mètres sur quatre, ne présente que la toile d’origine, blanche et nue. L’artiste n’avait utilisé sa palette et son pinceau que pour appliquer, en noir, sa signature au bas du tableau.

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